James avait encore une fois très mal dormi, mais comme rarement depuis son retour du front, ce n’était pas à cause de ses cauchemars douloureux et sanglants. Cette fois, il avait tout simplement tellement stressé qu’il n’avait presque pas réussi à fermer l’œil de la nuit. La raison de ce stress ? Un changement de poste un peu soudain qui allait encore une fois lui faire quitter le petit confort qu’il s’était construit avec sa routine à l’hôpital. L’Américain était arrivé à Nara au début de l’année 2018, commençant immédiatement à travailler dans l’hôpital de la ville en tant que médecin généraliste. Tout se passait pour le mieux, ses patients étaient chaque semaine plus nombreux à vouloir le voir et ils repartaient tous contents d’avoir été pris en charge par quelqu’un d’aussi compétent et sérieux. Bon, plusieurs jeunes femmes lui avaient fait remarquer qu’il serait l’homme idéal s’il se déridait un peu, mais James avait toujours eu du mal à ne pas rester constamment concentré et sérieux, encore plus quand il s’agissait de son travail. On ne rigolait pas avec la médecine après tout !
Après 2 mois à officier dans cet hôpital, James avait été convoqué par ses supérieurs. Intrigué, et sans doute un peu stressé d’apprendre qu’ils avaient peut-être pu avoir de mauvais retours sur son travail, l’Américain fut étonnamment surpris d’apprendre qu’on lui proposait, en plus de ses patients ici, à l’hôpital de Nara, d’effectuer des permanences dans cette grande Académie de renom qu’était Yokuboo. Apparemment, le médecin scolaire en poste là-bas avait dû partir précipitamment avant la fin de l’année et ils avaient besoin de quelqu’un pour le remplacer. Les supérieurs de James, ayant eu vent de son excellent travail dans leur hôpital, mais aussi de son souhait de se spécialiser dans la pédiatrie, lui avaient donc fait cette proposition. Ce n’était que 2 jours par semaine et ce n’était pas avec des enfants mais plutôt des adolescents et jeunes adultes, mais pourquoi pas ? James avait accepté, un peu anxieux à l’idée de devoir se familiariser avec un nouvel environnement. Il s’était juste habitué à l’hôpital que déjà on lui demandait de s’habituer à un autre lieu, bourré de monde.
Le mois qui suivit se passa très bien, le directeur de l’Académie semblait ravi de pouvoir compter sur les permanences de James, n’arrêtant pas de lui dire qu’il lui sauvait la vie. L’Américain pensait que tout allait s’arrêter avec la nouvelle rentrée scolaire qui approchait. Le directeur avait très certainement fait ses recherches pour embaucher un nouveau médecin scolaire et il n’aurait plus besoin que James vienne faire des permanences dans son établissement. Seulement, lors de son dernier jour avant les vacances de fin d’année, l’Américain fut convoqué dans le bureau du directeur qui lui annonça qu’il avait décidé de lui offrir le poste de médecin scolaire de Yokuboo dès la rentrée d’avril. James, qui habituellement était doué pour cacher ses émotions, n’avait pas pu s’empêcher de regarder l’homme avec de grands yeux ronds. Il n’avait jamais dit que c’était ce qu’il voulait, qu’il ne voulait plus de son poste à l’hôpital mais… l’Américain était de ceux qui ont du mal à dire non quand on insiste un peu et qu’on leur lance un tel regard de biche. Ce directeur était vraiment fourbe !
James avait donc fini par accepter ce nouveau poste qu’on lui offrait. Ses permanences s’étaient très bien passées, il s’était habitué au brouhaha de cette Académie renommée et il appréciait pouvoir être en contact avec des plus jeunes. Il profita donc des vacances scolaires pour vider son cabinet à l’hôpital, remerciant chaleureusement ses anciens supérieurs de lui avoir permis de profiter d’une telle opportunité et… Voilà, le jour J était finalement arrivé : celui de la rentrée scolaire d’avril 2018 ! C’était encore un nouveau tournant dans la vie de l’Américain qui, faute d’avoir réussi à dormir, s’était levé aux aurores pour aller courir dans le parc afin de se changer un peu les idées. Le vent frais du matin qui lui fouettait le visage avait réussi à atténuer un peu cette appréhension qui lui tiraillait l’estomac. Ce n’était pas un grand changement, il avait déjà travaillé 2 jours par semaine pendant un mois entier dans cet établissement. Tout se passerait bien. Oui, tout se passerait bien… En pleine course, James s’arrêta finalement, s’accroupissant en plein milieu d’une allée déserte, pour se frotter énergiquement la tête. Rhaaaa ! Il flippait quand même ! Il voulait appeler Gabriel pour qu’il puisse le rassurer un peu ! Quel foutu gamin il était ! Il était difficile de croire, en le voyant à ce moment précis, qu’il avait passé un an sur le front !
Après son jogging matinal, James retourna dans son appartement miteux pour prendre ses affaires, fourrant le tout dans un sac à dos. Il n’avait pas beaucoup d’effets personnels et se disait que, de toute façon, il aurait largement le temps de remplir son bureau à l’infirmerie au fil des jours. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon de costume noirs, de chaussures cirées de la même couleur, James enfila un manteau bleu foncé pour ne pas risquer de prendre froid. Le directeur l’avait contacté avant la rentrée pour lui proposer de commencer par faire connaissance avec le reste des membres du personnel, de se familiariser avec les locaux, puis de prendre possession des lieux à l’infirmerie. C’est donc avec son sac sur le dos et les mains dans les poches de son manteau, qu’il marcha, la boule au ventre, à destination de l’Académie. Il resta un moment immobile devant le grand portail qui marquait l’entrée de l’établissement. Ça grouillait déjà de monde, c’était agréable. Un peu plus serein, l’Américain prit immédiatement la direction du bâtiment administratif pour se rendre à la salle de repos réservée aux membres du personnel.
Quand il poussa la porte, il constata, un peu déçu, que personne n’était encore arrivé. James remonta un peu son manteau et la manche de sa chemise pour regarder l’heure. Ah, bah pas étonnant… Il avait près de 30 minutes d’avance ! Bon, tant pis. Maintenant qu’il était là… L’Américain retira son manteau qu’il posa délicatement sur le dossier d’une chaise avant de presque se jeter sur la cafetière qu’il venait de repérer du coin de l’œil. Café ! Il lui fallait du café ! DU CAFÉ BIEN NOIR ! Non, non, James n’était pas du tout accro… Le nouveau médecin scolaire s’empressa de faire couler ce précieux liquide noir dans un gobelet en plastique, portant aussitôt celui-ci à ses lèvres pour le boire d’une traite, lâchant, un peu plus fort que prévu, un long soupir de bien-être. Le café, y’avait que ça de vrai !
Jilian n'avait jamais vraiment su s'il aimait bien les rentrées scolaires ou pas. D'un côté, la rentrée signifiait le retour à l'école, le début des cours, la sensation joyeuse d'apprendre des nouvelles choses en pagaille, et éventuellement se faire quelques amis. De l'autre, ça voulait dire avoir des horaires, et ça, c'était quand même un peu plus compliqué... Qui avait inventé les horaires fixes ? Parce que c'est quand même une drôle d'idée quand on y réfléchit bien. Pour ne pas dire une idée pourrie. On lui avait expliqué, c'est mieux pour la société, c'est plus facile. Un argument qu'il jugeait fort peu pertinent. Après tout, dans la nature, les meutes de loups savaient très bien quand manger, quand faire la sieste, et quand s'accoupler sans avoir besoin de s'être mis d'accord des mois à l'avance sur le calendrier des vacances, sans avoir signé de contrat stipulant des horaires précises, et sans avoir besoin non plus qu'on ne leur envoie de convocations par la poste pour leur annoncer la date de la petite sauterie spéciale rentrée.
Et c'était bien ça le problème. Si Jilian avait été un loup, il ne serait pas à quatre pâtes dans ses cartons pas encore déballés à la recherche de la maudite convocation lui annonçant où et à quelle heure il était prié d'aller socialiser avec ses nouveaux collègues. Il avait bien dû la mettre quelque part, mais la question c'était où. Il faut bien dire qu'il était parti de Tokyo sur un coup de tête, ou de coeur, si bien qu'hormis ses cartons de livres, le reste avait été fait avec la minutie d'un éléphant polissant les figurines en verre de sa grand-mère (celle de Jilian, pas de l'éléphant voyons, les grands-mères éléphants n'ont pas de figurines en verre à polir, rapport au fait qu'elles n'ont pas la minutie pour. Il faut suivre un peu.).
Cela faisait des années qu'il travaillait au même endroit, ce qui est une façon étrange de présenter les choses. Jilian avait un mi-temps en tant que remplaçant dans les différentes bibliothèques universitaires de Tokyo. Si bien qu'il passait de lieu en lieu sans jamais avoir vraiment le temps d'y laisser sa marque, ce qui était toujours un peu frustrant. À peine avait-il commencé à repérer les lieux, les collègues, la richesse des catalogues qu'il lui fallait déjà partir sans avoir pu rencontrer les visiteurs des lieux... Heureusement, à côté, il avait aussi un mi-temps dans une petite bibliothèque de quartier qu'il affectionnait beaucoup. Elle était petite, certes, mais ses visiteurs étaient extrêmement curieux et toujours demandeurs de nouveautés ou d'événements. Il avait adoré organiser des séances de lectures collectives ou chacun venait lire quelques pages de son roman préféré. Que de surprises les personnes présentes avaient eues ! Un jeune loubard se passionnait pour les histoires d'amour et avait même fini par lire les siennes (à vous fendre le coeur en deux !), une grand-mère (qui collectionnait peut-être des figurines en verre, Jilian n'avait jamais eu le temps de lui demander) lisait des manifestes d'obscurs mouvements d'avant-garde, une gamine avait appris l'annuaire par coeur et était capable de vous en rendre sa récitation palpitante (personne n'avait jamais compris comment, on suspectait la gamine de sorcellerie. Mais comme un jeune cadre supérieur leur lisait régulièrement des documents historiques sur les sorcières, personne n'y voyait le moindre inconvénient). Au fil du temps, il avait ainsi réussi à créer une petite communauté et c'était non sans regret qu'il s'était résigné à la quitter.
Il était parti à cause d'une histoire de coeur. C'était d'une banalité qui l'agaçait, mais c'était un fait. Il était en couple avec cette homme depuis trois ans, deux ans qu'ils vivaient ensemble. Jilian aimait cette petite vie confortable, cette sensation de bulle chaude et douce quand il rentrait le soir. Le temps pouvait défiler, ils restaient là, ensemble, toujours fidèles à eux-mêmes. Et c'était bien pour ça que l'autre avait fini par partir. Parce qu'il avait fini par s'ennuyer. Parce qu'il voulait plus. Parce que Jilian ne changeait pas et ne changerait pas. Bref, il s'ennuyait, il partait voir ailleurs, chercher ce "plus" que Jilian n'était pas prêt à offrir parce que "trop apathique".
Et peut-être qu'il avait raison, qu'il était trop apathique. Parce qu'il n'avait pas réagi dans un premier temps. Il s'était fait largué avec la dignité de la reine d'Angleterre face à la bêtise humaine (chapeau compris, encore que celui de Jilian était beaucoup plus coloré. De là à dire que Jilian a bien meilleur goût en matière de chapeau que la reine d'Angleterre, il n'y a qu'un pas que les Anglais ne pardonneraient sans doute pas à l'Américain qu'il était...). Il n'avait pas réagi. Il avait continué sa vie. Mais rentrer le soir du travail devenait de plus en plus douloureux, le silence insupportable. Si bien qu'un jour que le responsable d'une des bibliothèques universitaires où il avait atterri lui demandait ce qu'il souhaitait pour son avenir, il avait répondu qu'il cherchait un poste dans une autre ville, qu'il aimerait pouvoir partir de Tokyo. Le responsable parût surpris. Apparemment, lui non plus ne pensait pas Jilian capable de tout quitter comme ça, sur un coup de tête. Toujours est-il que quand il revint pour y travailler la semaine suivante, le responsable lui proposa un poste dans l'académie Yokuboo, située à Nara. Ils avaient besoin d'un bibliothécaire. Jilian serait responsable des lieux, et n'aurait plus à courir de lieu en lieu. S'il était intéressé, le responsable pouvait le recommander. Jilian faisait certes office d'excentrique où qu'il aille, mais c'était un travailleur consciencieux, extrêmement respectueux des livres et de leurs lecteurs, plein de bonnes initiatives. Il accepta. Ses nombreuses bonnes références lui ouvrirent les portes de l'académie sans grande difficulté. Il avait fait ses cartons et était parti...
pour arriver seulement deux jours avant cette rentrée d'avril 2018. Il avait passé la veille entière à ranger sa bibliothèque, ce qui lui paraissait le plus important. Il avait voulu continuer, mais avait dû s'interrompre : dans un carton, se trouvait la collection de petites figurines en verre que les visiteurs de la bibliothèque de quartier avait tenu à lui offrir pour célébrer son départ. C'est uniquement à ce moment-là que Jilian réalisa tout ce qu'il avait perdu à Tokyo : son groupe de lecture, ses habitudes, sa bibliothèque, l'homme qu'il aimait et la vie qui allait avec. Si bien qu'il avait passé une partie entière de la nuit à pleurer. Au matin, il était fatigué, n'avait aucune idée d'où était rangée cette foutue convocation et avait finalement décidé que tant pis. Après tout, il avait retrouvé son chapeau fétiche, le grand noir avec des fleurs bleues. Avec ça, il savait que tout se passerait bien !
Tant pis, il irait au pif ! C'est ainsi qu'il arriva à l'académie et se mit en quête de l'endroit où un tel événement pouvait avoir lieu. Par chance, il tomba sur un surveillant qui pût le renseigner tout de suite. Malgré son retard, la salle était encore quasiment vide, à l'exception d'un homme près de la machine à café, un homme qui semblait avoir aussi bien dormi que lui.
Mon gars, t'as voulu une nouvelle vie... nous y voilà !
Toujours sur le pas de la porte, il prît une grande inspiration et se dirigea vers la machine à café à côté de laquelle se tenait l'homme et lui tendit la main en lui faisant son plus beau sourire.
Bonjour ! Je m'appelle Jilian ! Vous aimez le café vous aussi ?
Tout en se demandant combien de temps il devait rester la main en l'air comme ça avant de pouvoir se servir lui aussi un café, il se dît qu'il avait déjà fait pire comme entrée en matière...
James avait presque développé une addiction au café depuis son retour au Japon. Il en avait toujours bu beaucoup pendant ses études de médecine, histoire de pouvoir rester éveillé jusqu’à pas d’heures pour travailler encore plus ses cours, mais c’était pire depuis son année sur le front. Cette aventure l’avait profondément marqué et les nuits remplies de cauchemars réduisaient bien trop drastiquement ses heures de sommeil pour qu’il puisse tenir une journée entière les yeux ouverts sans en boire des litres. Il savait que c’était mauvais de trop en boire, mais il n’avait rien trouvé de mieux pour contrer les effets terribles de ses insomnies récurrentes. Le pire était que James était endurant, il pouvait tenir longtemps avec peu de sommeil, jusqu’à finalement atteindre ce moment où son corps le rappelait à l’ordre, le forçant à se plonger dans un profond sommeil pour récupérer quelques forces. Et dès que son corps se sentait un peu plus en forme, la boucle se répétait. C’était épuisant, mais l’Américain voulait croire qu’il pourrait s’en sortir. Il était fort, il pourrait y arriver. Et puis, il avait Gabriel pour l’aider maintenant.
Buvant presque cul sec son café bien corsé, plongé dans sa bulle de bien-être en sentant le liquide chaud couler le long de sa gorge, le nouveau médecin scolaire fut violemment tiré de ses rêveries par une voix qui s’élevait juste à côté de lui. James sursauta tellement qu’il en manqua de faire tomber le gobelet qu’il tenait dans les mains. Heureusement qu’il était vide ! Son regard émeraude se posa alors sur le visage de cet inconnu qui lui faisait face et qui lui avait parlé avec énergie. C’était rare de voir des gens aussi souriants et motivés dès le matin ! James n’était pas du matin lui, il aimait trop son lit. Enfin… Il l’aimerait plus s’il pouvait y trouver correctement le sommeil… Restant un moment interdit à fixer cet étrange énergumène face à lui, l’Américain tiqua en voyant la main qu’il lui tendait depuis plusieurs secondes déjà. Aussitôt, il s’empressa de la serrer avec un peu de poigne.
« Ah, bonjour. Désolé, je ne vous ai pas du tout entendu arriver. Enchanté de faire votre connaissance hum… Jilian-san. »
Jilian, ce n’était pas très japonais ça. Et vu le physique qu’il avait, il ne semblait pas du tout l’être. Enfin, le physique ne faisait pas tout dans ce pays, il l’avait appris ! Est-ce que le suffixe de politesse était quand même de mise avec cet homme qui semblait aussi étranger que lui à ce pays ? Bouaf, tant pis. James avait toujours été très (trop) poli.
« Je m’appelle James Campbell, je suis le nouveau médecin scolaire. On m’a dit de me rendre ici pour faire la connaissance de mes nouveaux collègues alors… Me voilà. Vous travaillez ici vous aussi ? Depuis longtemps ? »
James n’était pas aussi souriant que son vis-à-vis, son visage restant neutre alors que ses yeux se plantaient dans ceux de ce fameux Jilian. C’était souvent perturbant de voir quelqu’un vous fixer de la sorte, mais le médecin adorait regarder les gens dans les yeux quand il leur parlait. Sans doute une déformation professionnelle, comme s’il essayait de percer à jour les véritables sentiments des gens de cette manière. Les patients qui mentaient, il en avait eu à la pelle. L’Américain lâcha finalement la main de l’homme, se rendant compte qu’il avait continué à l’agiter tout ce temps. Bon sang, il était vraiment trop stressé même si ça ne se voyait pas sur son visage !
« Je… Je peux vous servir une tasse de café en attendant que les autres arrivent ? Je ne sais pas trop comment vous l’aimez, je l’ai préparé bien noir et hum… Je ne sais pas s’il y a du sucre ou même du lait dans cette pièce. »
Il devait sûrement y en avoir, mais où ? James n’avait pas trop envie de se mettre à fouiller partout et risquer de se taper l’affiche devant quelqu’un qui connaissait mieux cette pièce que lui, ou même risquer d’ouvrir un placard qui n’était pas censé l’être mais bon… Il n’allait quand même pas servir un café aussi fort à Jilian si celui-ci le préférait plus doux ! James n’avait d’ailleurs pas vraiment répondu à la question de son interlocuteur, mais vu comment il avait sifflé son précédent gobelet, l’homme devait bien se douter d’à quel point il aimait le café.
« Sinon, je peux vider la cafetière et vous laisser en préparer un qui vous conviendra plus. »
James, ce héros. Il était vraiment capable de s’enfiler toute la cafetière s’il le fallait ! Ça le ferait sans doute tenir jusqu’au déjeuner ! D’ailleurs… Il avait complètement oublié de se prendre un en-cas, ne sachant même pas si les membres du personnel avaient le droit de se rendre à la cafétéria pour y manger. Décidément, il était un peu trop arrivé ici en mode YOLO…
L’autre semblait nerveux. Jilian avait le coup d’œil pour ce genre de chose, et clairement, James, puisque tel était son nom, était nerveux. Il ne saurait dire comment il le savait. Peut-être une autre autour de l’homme, une fatigue dans la voix ou une tension des épaules. Ou alors peut-être était-ce le fait qu’il lui avait serré la main non-stop pendant une bonne minute complète. Il faudrait que Jilian vérifie dans le manuel en rentrant, mais il était presque sûr qu’une poignée de main correcte ne devait pas durer aussi longtemps. Il faudrait aussi qu’il achète un manuel sur la Poignée de Main Correcte. Décidément, il était à peine arrivé et la liste des choses à faire n’en finissait pas de s’agrandir ! Peut-être qu’il trouverait son bonheur à la bibliothèque, une fois que le médecin lui aurait lâché la main, lui rendant ainsi sa liberté. Si le livre n’y était pas, il le commanderait. Aucun doute que cela serait d’un grand secours à bon nombre d’étudiants ici !
Mais voilà qu’il s’était encore égaré dans ses pensées tandis que James continuait de secouer sa main. Jilian n’était pas bien sûr de la conduite à adopter. S’il ne savait pas combien de temps était censé durer une poignée de main, il ne savait pas non plus ce qu’il était censé devoir faire de ses yeux. Où devait-il regarder ? Son regard paniquait légèrement. Allant du gobelet que le médecin avait presque renversé, à sa main dans la sienne, à cafetière, à la table, à nouveau ses mains. La main de James était d’un contact agréable. Enfin c’était peut-être simplement le fait d’avoir un contact humain qu’il trouvait agréable. Une poigne ferme qui dégageait une légère chaleur. Il ne voyait finalement aucun inconvénient à ce que cette poignée de main dure… d’autant qu’il y avait une chance pour qu’il se trompe lui-même et que cela soit bien la durée réglementaire d’une poignée de main.
« Non, je suis tout nouveau ici moi aussi… Je suis le nouveau bibliothécaire, c’est mon premier jour. Du coup c’est très curieux parce que je viens passer mon premier jour dans un bâtiment que je ne vais finalement pas tellement fréquenter… »
En revanche, si la poignée de main était agréable, James avait les yeux rivés sur les siens, ce que Jilian n’appréciait pas du tout… Il avait aussitôt l’impression que sa cicatrice près de l’œil gauche le brûlait, qu’elle rougissait violemment et devenait ainsi visible aux yeux de tous. C’était comme avoir un trou dans la tête, aussitôt, l’autre pourrait voir tout ce qui lui passait par l’esprit et vraiment, ce n’était pas la sensation la plus agréable qui soit. Surtout pour une première rencontre !
Aller mon gars c’est rien. C’est à peine visible. Tout le monde te l’a dit. Même ton ex ! Alors qu’il était plutôt observateur. Mais pourquoi tu penses à ça maintenant ? Diversion ! Il faut faire diversion… Non attends, il est médecin ! Lui il va voir, il est habitué à ce genre de chose. C’est grillé direct. FUIS. Mais non qu’est-ce tu dis ? Si on fuit il va savoir qu’on a un problème. STOP ! Il a posé une question !
Jilian avait lancé la discussion sur le café, parce qu’il fallait bien commence quelque part et que ça semblait être un sujet inoffensif. Il n’avait jamais prévu qu’on allait lui demander comment il aimait son café ! Est-ce qu’il aimait le café d’ailleurs ? Là d’un seul coup il n’en était plus si sûr… Vous savez, c’est comme quand on vous demande ce que vous écoutez comme groupes de musique, et d’un seul coup, votre esprit devient blanc, complètement blanc. Et vous pouvez avoir une collection de trois-cent-vingt-deux albums, vous bredouillez à grand peine un nom sans être bien sûr que vous écoutez vraiment ce groupe…. Jilian se retrouvait donc dans cette impasse à cet instant.
Est-ce qu’il aimait le café ? Et si oui, comment est-ce qu’il l’aimait ? Qu’est-ce qu’il aimait boire d’ailleurs ? Pourquoi cet homme lui posait-il donc des questions aussi compliquées en le fixant dans les yeux comme ça ?
« Ha oui, un café, avec grand plaisir ! »
Après tout, s’il n’avait pas la réponse, autant suivre l’autre… L’homme lâcha enfin sa main, et comme il allait prendre la cafetière, le lâcha enfin du regard. D’un coup agile, Jilian replaça son chapeau de façon à l’incliner. Maintenant son flamboyant couvre-chef couvrait aussi son œil gauche. Un plan parfait et d’une discrétion digne d’un éléphant dans un mini-golf.
Encore un éléphant ? Mais qu’est-ce que t’as avec les éléphants aujourd’hui ??
Jilian se retrouva donc avec un gobelet de café dans les mains. Il le leva pour trinquer, et en bût une gorge… qu’il recracha aussitôt dans sa manche. Non, il n’aimait pas le café… Ça y est ça lui revenait… Le café était une substance épaisse, noirâtre, et affreusement amère. Pourquoi est-ce qu’il s’était embarqué là-dedans ?
Il espérait vraiment que l’autre ne pouvait pas lui voir à travers la tête, parce qu’à l’instant, il était en pleine panique à l’idée d’avoir commis le pire des impairs en crachant ainsi la boisson proposée par son hôte. D’autant que celui-ci semblait en raffoler, si bien qu’il l’avait ainsi privé d’une tasse de nectar que lui-même n’était pas capable d’apprécier !
Crétin…
Alors qu’il toussait encore des gouttes de café dans sa manche, il parvint à reprendre sa respiration, redressa la tête aussi fièrement qu’il le pouvait encore, replaça son chapeau qui était sur le point de basculer, et avec un sourire tremblant.
« Est-ce qu’on peut dire que ce premier jour est très stressant et qu’on a donc tous le droit à un joker ? Promis je vous revaudrai ça ! »
James se sentait vraiment mal d’avoir serré aussi longtemps la main de ce pauvre Jilian, mais il était tellement stressé à l’idée de commencer cette nouvelle page de sa vie ! Il y avait eu beaucoup de changements depuis son départ des États-Unis alors qu’il était encore étudiant, et à chaque fois que l’Américain avait l’impression d’avoir trouvé un semblant de stabilité, tout volait en éclats et il devait recommencer. C’était un peu fatigant pour quelqu’un d’aussi rongé psychologiquement et qui ne demandait que ça, un peu de stabilité pour réussir à se poser, faire le point, et repartir de plus belle vers l’avant. Est-ce que ça allait être comme ça jusqu’à la fin de ses jours ? Est-ce qu’à chaque fois qu’il prendrait un nouveau départ en pensant que ça serait le dernier il finirait par se rendre compte, encore, que ce n’était pas terminé ? L’Américain était limite plus stressé qu’un étudiant sortant de l’université et se retrouvant à son premier entretien d’embauche alors qu’il connaissait déjà le directeur et n’avait plus qu’à prendre possession des lieux et simplement faire connaissance avec ses collègues.
« Ah… Oui, la bibliothèque est dans un bâtiment séparé je crois. Ça voudrait dire que cette salle est donc accessible à tous les membres du personnel où qu’ils travaillent ? En tout cas, ça va vous paraître bizarre, mais je suis un peu soulagé d’apprendre que c’est votre premier jour à vous aussi. »
Oui, James était tellement soulagé qu’il n’avait pas pu s’empêcher de soupirer doucement. Il était bien moins stressé maintenant qu’il savait qu’ils étaient tous les deux des newbies ! C’était l’occasion pour eux de se soutenir mutuellement dans cette dure épreuve du premier jour ! La détente du nouveau médecin scolaire se traduisit d’ailleurs par un regard un peu moins intense, presque plus doux si seulement cela pouvait être perceptible. Il ne faisait pas ça pour trouver tous les défauts sur le visage des gens à qui il parlait, juste qu’il avait toujours été très maladroit dans ses relations avec les autres et qu’il avait toujours agi comme cela lui semblait être le mieux. Regarder quelqu’un dans les yeux était un signe de respect pour lui, mais peut-être n’était-ce pas pareil pour tout le monde ? Quoi qu’il en soit, pour essayer de détendre encore un peu plus l’atmosphère, James proposa à son nouveau collègue de lui servir une tasse de café. Celui-ci avait attendu un instant avant de vivement acquiescer. Ah… Il ne lui avait finalement donné aucune indication sur comment il aimait son café…
Supposant que, puisque aucune indication ne lui avait été donnée, Jilian voulait le même café qu’il venait de se servir, James finit par lâcher la main de celui-ci pour retourner vers la précieuse cafetière. Il servit un gobelet qu’il tendit au bibliothécaire avant de s’en resservir un pour lui aussi. S’il s’écoutait, il pourrait vraiment s’enfiler toute la cafetière ! Les deux hommes levèrent leur gobelet, James n’ayant même pas remarqué la subtile manœuvre de Jilian pour cacher un peu son œil gauche, trop occupé à se délecter à nouveau de ce nectar chaud qui coulait le long de sa gorge. L’Américain était presque à la limite de pousser un soupir de satisfaction quand il entendit son collègue se mettre à tousser. Mince ! Il n’aimait pas ça finalement ? Ou est-ce qu’il avait pris froid ? Ou est-ce que le café était trop chaud ? Il avait avalé de travers ? A sa remarque, James esquissa finalement un léger sourire. Bien, ils étaient stressés tous les deux, il valait mieux essayer de reprendre de zéro maintenant qu’ils s’étaient confié leur petit trac mutuel !
« Je suis d’accord pour le Joker, je ne pensais vraiment pas être aussi stressé pour mon premier jour ici. Surtout que ce n’est même pas mon premier jour en y repensant puisque j’ai déjà eu l’occasion de faire des permanences ici pendant un bon mois suite au départ du précédent médecin scolaire avant la fin de l’année scolaire. »
James était vraiment bête, la seule chose qui changeait à présent, c’était simplement que son statut était passé de « médecin remplaçant » à « médecin scolaire officiel ». Si lui était stressé, ça devait être encore pire pour ce pauvre Jilian !
« Je vous propose qu’on recommence à zéro en mettant de côté notre stress. C’est notre premier jour à tous les deux, je pense qu’il vaut mieux qu’on s’entraide plutôt que de stresser chacun de notre côté, vous ne pensez pas ? Je m’appelle donc James Campbell, je suis le nouveau médecin scolaire, et je suis ravi de faire votre connaissance Jilian. »
Cette fois-ci, James avait opté pour la courbette en bonne et due forme, même s’il avait complètement oublié de rajouter le suffixe honorifique derrière le prénom de son collègue. En tout cas, ça faisait vraiment du bien de mettre de côté toute cette pression qu’il s’était infligé inutilement et qui avait peut-être même contaminé le nouveau bibliothécaire ! Et puisque ça allait bien mieux, autant faire ce pour quoi il était là : faire connaissance !
« D’où est-ce que vous venez si ce n’est pas trop indiscret ? »
Bon, cette rencontre ne s'était vraiment pas passée comme il espérait. Quoique. Ce premier incident semblait les avoir quelque peu rapproché. Ou calmé.
Jilian commençait seulement à réaliser à quel point il s'était imposé beaucoup de changements en très peu de temps. Retour au célibat, changement de ville, changement de rythme de vie, changement de poste, changement d'appartement... Pour quelqu'un qui aimait que les choses restent les mêmes... Ça faisait beaucoup de pression d'un seul coup. À se demander ce qui lui était passé par la tête à se jeter dans une aventure pareille. Alors qu'il essuyait tranquillement le café sur sa manche, il essuya mentalement le brin de tristesse qui lui envahissait le cerveau et qui consistait majoritairement à hurler "MAiS BORDEL QU'EST-CE QUE TU FOUS LÀ ??". Ce n'était pas une tristesse très aidante.
Il respira un grand coup, et tâcha de se recomposer un sourire, ça ne servait à rien de penser à tout ça. Il allait boire un café avec le gentil médecin, vraisemblablement tout aussi perdu que lui, et ils allaient passé un bon moment. Enfin, James allait boire son café, et lui trouverait autre chose à faire. Comme par exemple déguster quelques uns des bonbons aux fruits qu'il planquait dans le revers de son chapeau. C'était l'avantage quand on fabriquait ses vêtements soi-même : on pouvait rajouter des poches partout, ce qui permettait d'y cacher toute sorte de choses qu'on pouvait ainsi toujours à porté de main. Dans le cas de Jilian, c'était souvent des bonbons, aux fruits ou au caramel. Pour une raison que personne n'avait jamais vraiment comprise, cela ne l'empêchait pas de perdre régulièrement ses clés.
Il répondit à la courbette de James par une révérence travaillée, retirant son couvre-chef dans un geste travaillé tout en s'abaissant à la même hauteur que son hôte. En se redressant, il put s'emparer d'une sucrerie, et tendit le chapeau à son nouveau collègue.
"Ravi de vous rencontrer James, souhaitez-vous un bonbon ? Je crois qu'avec le stress, j'ai oublié que le café n'était pas tellement mon truc. Je préfère le sucré... Si vous préférez un bonbon à la menthe je dois aussi en avoir dans une poche de ma veste !"
Le retour à la normalité ne serait pas pour tout de suite, quand bien même Jilian jugeait tout à fait normal d'être un adulte de 30 ans ayant des bonbons dans toutes les poches de ses vêtements. Pendant deux secondes il craint que cela ne soit mal-interprété. Mais en même temps... c'était des bonbons ! On avait encore le droit de faire en sorte de transporter une bonbonnière entière dans le revers de ses manches sans être accusé de pervers...
Enfin, il était temps d'avoir une conversation plus constructive. Sinon il se sentait capable de parler de nourriture pendant des heures et des heures. Il faut dire que le sujet était passionnant...
Tu t'égares encore...
"Je pense que vous avez raison, il vaut mieux qu'on s'associe ! Je n'ai pas encore trop eu l'occasion de rencontrer le reste du personnel... La bibliothèque est un peu plus loin. Elle est assez immense, ça change de ce que j'ai connu jusque là !"
En vrai c'était plus compliqué que ça... Il avait déjà eu l'occasion de travailler dans des bibliothèques d'une telle richesse. Mais à chaque fois, il ne faisait que passer... Il n'était que remplaçant. Jamais encore il n'avait eu à porter la responsabilité à lui seul de tout un fond, de tout un lieu, et de tous les étudiants et lycéens qui allaient y passer. Entre ça et la réputation de l'institution, il avait l'impression que beaucoup de pression reposait sur ses maigres épaules. Et il fallait bien avouer qu'il n'en avait pas l'habitude, en tout cas pas dans son travail ! Ça aussi c'était un changement... Finalement, il allait faire le même travail qu'avant, mais c'était lui qui donnait les ordres, qui dirigeait le tout. Si une partie de lui en avait eu envie, il se demandait vraiment ce qu'il était venu foutre dans cette galère. Il se rendait compte qu'en étant arrivé juste la veille, il n'avait pas encore eu l'occasion de prendre pleine et entière possession de son nouveau domaine...
"J'ai travaillé à Tokyo pendant longtemps. Ici ou là... Mais bien avant ça je viens des Etats-Unis. Je suis arrivé au Japon j'avais tout juste 8 ans !"
D'habitude il ne révélait pas aussi vite qu'il était d'origine américaine, mais la pâleur de James lui rappelant la sienne, il avait supposé, peut-être naïvement, qu'il n'était pas originaire de l'archipel nippon lui non plus. Peut-être qu'il se trompait, mais ça et un petit quelque chose dans son accent lui rappelait la maison... Alors pourquoi pas.
"Honnêtement, je ne sais pas vous, mais je suis un peu perdu ici. J'ai déménagé seulement hier ! J'ai passé ma soirée à ranger et j'avais complètement oublié qu'il y avait un pot d'organisé pour la rentrée... Si bien que je n'ai pas pu aller voir de mes propres yeux mon nouveau lieu de travail ! J'ai l'impression de ne pas faire les choses dans le bon ordre là. Vous connaissez cette sensation ?"
Il avait aussi passé une partie de la nuit à pleurer, mais son interlocuteur n'avait pas besoin de tout savoir tout de suite. Et puis, il commençait à avoir sacrément envie d'aller se jeter dans les livres dont il allait devoir prendre soin maintenant... Si le médecin s'était détendu, de façon surprenante, Jilian restait un peu sur ses gardes, par fatigue et tristesse, ou par impression d'être perdu dans un nouveau monde. Il n'était pas très bien sûr qu'il conversait de la bonne façon. Les livres, c'était quand même plus simple...
James savait que le Japon était réputé pour sa culture assez différente, et qu’ils étaient bien souvent les premiers à faire des choses plus que surprenantes (faut avouer que c’est quand même pas banal de manger des sushis sur des gens complètement nus !), même si les Américains n’étaient pas forcément mieux lotis avec leurs idées farfelues. Le médecin savait donc, et il avait eu le loisir de le constater à plusieurs reprises vu le temps qu’il avait passé dans cet autre pays, que certaines personnes étaient plus qu’étranges. Sauf que là, cet énergumène à chapeau qui se tenait devant lui n’était, visiblement, même pas japonais ! En le voyant faire sa révérence suite à sa deuxième présentation, James se sentit un peu apaisé. Ils repartaient sur des bases plus sereines et-… Pourquoi est-ce que cet homme était en train de lui tendre subitement son chapeau ? Il voulait que l’Américain le porte ? C’était une sorte de tradition ou bien ? Mais non, Jilian était tout simplement en train de lui proposer un… bonbon.
Inutile de dire que cette situation assez absurde avait laissé James interdit pendant quelques secondes avant qu’il ne se mette tout bonnement à sourire, lâchant un petit pouffement. Il s’était quand même contenu pour ne pas exploser de rire au nez de son nouveau collègue et risquer de le froisser s’il pensait qu’il avait l’audace de se moquer de lui alors que ce n’était pas du tout le cas. Cet homme était vraiment rafraîchissant et il pourrait se targuer d’être une des rares personnes en ce monde à avoir réussi à faire pouffer le médecin scolaire !
« Désolé, j’ai été… un peu surpris, je ne m’attendais pas à une telle proposition et j’ai bien cru que vous vouliez que j’essaie votre chapeau. Si vous avez un bonbon à la menthe, je suis preneur en tout cas, je ne suis pas un grand amateur de sucreries en général, mais ça me permettra d’avoir un peu moins une haleine de café froid quand je devrai parler avec d’autres personnes un peu plus tard dans la journée. »
James lui offrit un nouveau petit sourire. Décidément, ce Jilian en avait de la chance de pouvoir le voir aussi détendu ! Le médecin attendit que son collègue lui donne ce fameux bonbon, pour le fourrer ensuite dans la poche de son pantalon afin de pouvoir le ressortir avant sa première consultation de la journée, si tant était qu’il en aurait une. Et puisque le café n’était pas vraiment ce que préférait son interlocuteur, l’Américain entreprit de fouiller les autres placards à la recherche d’une autre boisson à lui proposer.
« Vraiment ? Vous êtes américain vous aussi ? Je suis venu au Japon pour finir mes études de médecine, mais avant ça, je vivais à Miami. Le monde est vraiment petit quand on y pense… Oh, je crois que je viens de trouver de quoi préparer du thé ou même un chocolat chaud. Qu’est-ce qui vous fait le plus envie ? »
James était ravi. Vraiment. Il avait fait une rencontre surprenante qui ne laissait présager que des bonnes choses pour la suite de son aventure en tant que médecin scolaire officiel, et en plus, cette personne s’avérait être américaine comme lui ! Si ça c’était pas le destin ! Enfin, Jilian était parti assez jeune des États-Unis, alors il devait sans doute plus considérer le Japon comme son chez lui que ce pays qui l’avait vu grandir pendant seulement quelques années. En y pensant, James était sans doute bien plus perdu que son collègue. Ce pays qui l’avait vu naître et grandir, il ne le considérait pas comme son chez lui, raison pour laquelle il avait préféré rester au Japon après son retour du front. Mais pouvait-il vraiment dire que le Japon était comme son chez lui ? Il n’était attaché à personne, vivait sa petite vie en se laissant porter au fil des jours, mais son appartement miteux n’avait jamais eu une place chère à son cœur. C’était juste quatre murs et un toit qui lui permettaient de dormir au chaud et à l’abri, rien de plus. Un air un peu mélancolique s’afficha alors sur le visage du médecin scolaire qui hochait doucement la tête aux mots de Jilian.
« Je comprends parfaitement ce que vous pouvez ressentir, et puis, n’importe qui de normalement constitué se retrouve toujours un peu fébrile face à un changement aussi important, surtout si vous venez de Tokyo. Étant déjà venu ici plusieurs fois, je crois connaître à peu près le chemin de la bibliothèque alors… Si personne ne daigne nous rejoindre pour ce petit pot de bienvenue, je peux toujours tenter de vous servir de guide. Et puis, vous faites peut-être les choses dans le désordre, mais qui peut se vanter d’être parfait lors de son premier jour de travail ? La preuve, j’ai failli assassiner mon premier collègue avec du café. »
James le fixa avec un air beaucoup plus détendu. S’il pouvait aider Jilian à se sentir un peu plus à l’aise dans ce nouvel environnement, il n’hésiterait pas une seule seconde ! Tant pis pour leurs autres collègues, ils auraient tout le temps de faire connaissance au fil des jours !
Les choses s'arrangeaient drôlement ! Après un incroyable faux départ, voilà que chacun semblait retrouver un rythme de fonctionnement clair. James s'était détendu, lui aussi. Il commençait presque même à se dire que tout compte fait, il n'avait pas fait la plus grosse erreur de sa vie en venant ici... Il se doutait bien qu'il allait devoir faire encore plusieurs tours de ces stupides montagnes russes émotionnelles avant qu'enfin il ne se sente un peu à sa place ici. En plus, comme il avait eu la bonne idée de manger avant les montagnes russes, pas impossible qu'il ne se retrouve avec la nausée plus souvent qu'à son tour...
James avait semblé vaguement perturbé par le chapeau. Et on n'allait pas l'en blâmer ! Nombreux étaient ceux qui ne savaient résisté à ses mythiques chapeaux ! Il faut dire qu'ils étaient vite devenu pour lui autant un moyen de détente lorsqu'il s'agissait de les fabriquer, qu'une diversion lorsqu'il devait évoluer en société. Depuis l'adolescence, ses chapeaux lui avaient servi de paratonnerre, à la fois pour se donner un style, éviter l'attention sur sa couleur de peau ou son accent, cacher son oeil au besoin. Les chapeaux et les lentilles rouges, c'était la diversion parfaite !
"Haha, non voyons. Saviez-vous que ça ne se prêtait pas un chapeau ? En vrai, si vous en prenez soin, c'est un vêtement très personnel. On peut dire long sur quelqu'un rien que par son chapeau. Surtout en 2018 où très peu de personnes portent encore un chapeau ! Vous pouvez déjà vous dire qu'elles sont là. C'est très pratique pour donner rendez-vous à quelqu'un dans un lieu public !"
Ceci étant dit, Jilian se recoiffa de son couvre-chef, le replaçant soigneusement sur son oeil gauche, James étant de ses personnes qui aimaient fixer son regard dans le vôtre, ce que Jilian n'appréciait définitivement pas. C'était assez injuste quand on y pensait : les gens pouvaient le fixer à loisir avec deux yeux, là où lui était condamné à n'en avoir qu'un seul pour répondre à leur regard !
Une fois le chapeau remis, il pût partir à la recherche du bonbon à la menthe demandé par son nouveau collègue. Malgré les nombreuses poches qui composaient son vêtement, il savait exactement où chercher pour répondre à la demande qui lui avait été transmise. Sans l'ombre d'un doute, sa main gauche plongea donc dans le revers droit de sa veste et en tirer deux bonbons emballés dans un papier brillant et bruyant d'une douce couleur verte. C'était des bonbons de première qualité faits dans une petite boutique à côté de la bibliothèque où il travaillait. Il avait bien entendu pensé à se faire une petite réserve avant de partir ! Il allait pouvoir échanger un de ces précieux bonbons contre une boisson chaude, parfait !
"Avec ça, je pense que vous n'aurez aucun soucis d'haleine ! Vous m'en direz des nouvelles. Et s'il y a du chocolat chaud alors ça sera avec un grand plaisir ! C'est vrai que le monde est tout petit ! Je viens plutôt de la côte ouest. J'avais une grand-mère qui habitait Miami ceci dit. Je suis allé passer des vacances chez elle quelques fois. Je trouvais qu'il y faisait beaucoup trop chaud... Pas trop le mal du pays ?"
Des fois, pas souvent mais parfois quand même, il arrivait que les Etats-Unis lui manquent. Il en avait des bons souvenirs après tout. Des souvenirs qui semblaient enrobés d'une couche de couleur sépia, comme pour les protéger, bien au chaud dans la nostalgie de l'enfance. Mais pas vraiment de mal du pays. En vérité, il ne se sentait ni vraiment d'ici ni de là. Il s'était laissé porté par les événements. Le vent l'avait fait changé de continent la première fois, pour la seconde, il s'était contenté de le faire changer de ville.
C'est moins décoiffant comme ça...
James était vraiment quelqu'un d'apaisant. Ce qui était surprenant parce qu'il ne semblait pas être la personne la plus apaisée qui soit. Cela avait peut-être à voir avec toutes les quantités de café qu'il semblait absorber à l'envie comme il le disait lui même. Peut-être que c'était dû à son métier. En tout cas il avait vraiment une présence agréable et rassurante. Jilian commençait petit à petit à retrouver sa superbe. Intérieurement il se sentait plus apaisé, moins perdu. Il avait apprécié qu'on lui dise qu'il était normal d'être perdu... Il sentait bien que l'ambiance ici n'était pas la même que dans ses précédents postes, il y avait plus de pression, le lieu était plus imposant, on parlait d'image de marque, ce genre de choses... Pas vraiment son fort. Mais au moins, dans cette salle, en buvant tranquillement aux côtés de James, il se sentait un peu plus calme. Son sourire revenait tranquillement sur son visage.
"Si cela peut vous rassurer, il ne doit pas y avoir beaucoup de médecins dans le monde qui ont tué leur collègue avec du café trop chaud, d'une certaine façon c'est une belle performance aussi ! Ceci dit, j'accepte votre offre de guide. On ne m'a fourni aucun plan en arrivant... ou alors je l'ai perdu, enfin rangé dans un carton qui n'a pas encore été déballé. Vous vous êtes bien intégré dans l'équipe du coup ?"
James avait vraiment été surpris par ce chapeau qui était tendu devant lui, mais les mots de Jilian le surprirent sans doute encore plus ! Cet homme était vraiment un drôle d’oiseau, mais c’était tellement rafraîchissant de discuter de choses aussi farfelues que le médecin scolaire se laissa tout simplement porter par la folie de l’instant, écoutant presque religieusement ce que son collègue lui racontait sur les chapeaux. Il hocha même plusieurs fois la tête pour montrer qu’il suivait et qu’il comprenait ses paroles. Jilian semblait être un vrai passionné, c’était vraiment beau à voir. Lui, en comparaison, devait sembler bien fade… Qu’est-ce qui le passionnait lui au juste ? Il aimait son métier de médecin plus que tout et… Bah c’était tout en fait. Il faisait de la natation et courrait parfois pour se vider la tête et épuiser son corps, mais c’étaient plus des passe-temps que de vraies passions. James était presque un peu jaloux du coup. Est-ce qu’il n’était pas trop tard pour qu’il se trouve une passion lui aussi ? Autre que son métier ?
« Je vois… J’ignorais totalement ce détail, je l’avoue. Mais c’est vrai qu’en y réfléchissant bien, c’est au moins aussi personnel qu’une brosse à dents. Et puis, non pas que je soupçonne que ce soit votre cas, mais il y a des gens qui peuvent avoir des poux donc il est effectivement judicieux de ne pas proposer son chapeau à n’importe qui… En tout cas, vous semblez en savoir beaucoup à propos des chapeaux et celui-ci est d’ailleurs très joli. »
James n’y connaissait absolument rien en chapeaux, il doutait même avoir une tête qui pourrait convenir pour en porter, se contentant de casquettes super moches quand le soleil tapait un peu trop fort, mais il devait avouer que celui de Jilian était particulièrement beau et lui allait comme un gant ! Le médecin scolaire ne put s’empêcher de jeter un regard curieux à son collègue qui se recoiffait de son précieux couvre-chef, avant de fouiller dans son manteau pour en sortir deux bonbons à la menthe. James tendit délicatement sa main ouverte, paume vers le haut, s’inclinant respectueusement une fois les friandises en contact avec sa peau.
« Aucun problème, je vous donnerai mon impression. Je suppose qu’ils sont un peu forts si vous me dites ça non ? La côte ouest ? Dans quel coin est-ce que vous étiez alors ? Je dois avouer qu’à part Miami et Orlando pour quelques temps, je n’ai pas vraiment eu le loisir de voyager aux États-Unis quand j’y vivais. Après, il y fait assez chaud oui, mais on s’y accommode vite je dirais, je ne suis pas très sensible à la chaleur et j’ai déjà pu aller dans des pays bien plus chauds. »
Il avait passé un an sur le front, passant par plusieurs pays du Moyen-Orient où il faisait près de 40° C à l’ombre. Un véritable calvaire ! D’ailleurs, James regrettait un peu d’avoir parlé de ça parce qu’il se doutait que Jilian allait sans doute lui demander dans quels pays il avait bien pu se rendre s’il n’avait pas pris la peine de voyager un peu au sein de son propre pays. Et à force de penser à tout ça, James n’avait même pas répondu à son collègue à propos du fait qu’il puisse avoir ou non le mal du pays. Il ne s’était jamais vraiment posé la question au final. Ce n’était pas tant son pays qui lui manquait, c’était simplement Gabriel mais… Il avait coupé les ponts et au final, ils s’étaient retrouvés ici, à Nara. Le monde était décidément bien petit ! James continua sa fouille dans les placards pour finalement trouver ce qu’il cherchait : du chocolat en poudre ! Attrapant une autre tasse pour Jilian, il y versa un peu de chocolat, puis du lait qu’il avait finalement trouvé dans le frigo non loin, puis il passa le tout au micro-ondes.
« Je vous laisserai mettre ce que vous voulez niveau sucre, je ne sais pas trop si le cacao en poudre l’est déjà un peu… Hum… Pour tout vous dire, je n’étais pas là très souvent et simplement pour quelques heures chaque semaine, et je suis un peu resté cloîtré à l’infirmerie pendant ces permanences. Je n’ai vraiment eu l’occasion que de rencontrer le directeur qui m’a lui-même fait une visite des lieux quand il m’a proposé de prendre le poste de médecin scolaire à temps plein. Je travaillais dans l’hôpital en centre-ville avant ça alors c’est… assez différent. Du coup, vous êtes le premier collègue avec qui j’ai la chance de discuter comme ça. »
Et James était vraiment ravi que ce premier collègue soit Jilian parce que le courant passait bien et qu’il sentait qu’ils pourraient vraiment s’entraider tous les deux. Quand le micro-ondes sonna, le brun se saisit de la tasse pour la tendre à son interlocuteur.
« Est-ce que vous habitez en centre-ville vous aussi ? On m’avait proposé une chambre sur place, ici à l’Académie, en même temps que le poste, mais j’ai préféré refuser. Je ne vis pas très loin du parc aux daims, vous en avez déjà entendu parler ou l’avez peut-être déjà visité ? »
Si on en le retenait pas, Jilian pouvait parler chapeau pendant des heures, c'était beaucoup plus intéressant que de parler chiffons ! Il avait dû apprendre que ce n'était pas un sujet très intéressant pour la plupart des gens. C'est vrai que très peu portait des chapeaux maintenant, et certainement pas des hauts de forme, et certainement pas des hauts de forme faits main et fièrement décorés. Ses parents n'avaient jamais vraiment su d'où ça lui était venu. Peut-être des mangas qu'il avait lus une fois arriver au Japon pour apprendre la langue plus vite. Certains personnages arboraient parfois des tenues de ce genre-là. Ni son père ni sa mère ne savait coudre un bouton, alors fabriquer des chapeaux et des redingotes ! Ça ne les avait pas empêché de soutenir leur fils dans cette nouvelle passion. Pour eux, tout ce qui lui permettait d'être heureux et de supporter la transition du déménagement était bon à prendre.
Ceci dit, James avait été des plus polis et avait écouté Jilian parler chapeau sans broncher. Il avait même semblé honnêtement intéressé. Un homme charmant et d'une grande patience que voilà ! Ce James était décidément quelqu'un d'agréable. Jilian n'avait aucun soucis à l'imaginer médecin, il avait la capacité d'écoute nécessaire à ça.
"Merci beaucoup ! Je l'ai fait moi-même. Ça me détend après une journée de travail... Je pourrai vous montrer un jour si vous voulez. Ou si voulez apprendre à faire autre chose que des chapeaux d'ailleurs !"
Il avait un peu peur de la solitude dans cette nouvelle ville. Jilian n'était pas du genre à sortir tous les quatre matins, et encore moins tous les quatre soirs, mais sa vie était jusque là ponctuée de petits rendez-vous réguliers pour partager des moments agréables avec d'autres passionnés sur un sujet ou un autre. Il craignait un peu la solitude de cette nouvelle vie. Sans doute qu'il y avait des opportunités ici aussi, mais cela prendrait encore du temps. Combien de temps faudrait-il pour qu'il se sente chez lui ?
"Oui ils peuvent être un peu fort. Peut-être que vous n'aimez pas ça ? Je sais que certaines personnes préfèrent la menthe plus douce... Je vivais près de San Francisco, maintenant que j'y pense, il pouvait y faire assez chaud aussi. Je n'ai pas eu beaucoup l'occasion de voyager dans les Etats-Unis non plus remarquez. Je ne suis que rarement sorti de la Californie... Et voyez, le jour où j'ai vraiment bougé, nous sommes allés jusqu'au Japon ! À croire que la famille n'avait pas vraiment le sens de la mesure ! Je n'ai pas eu beaucoup l'occasion de voyager tout court. Vous avez voyagé pour le plaisir ou c'était dans un cadre professionnel ?"
James trouva alors tout ce qu'il fallait pour concocter l'un des meilleurs breuvages qui soient au monde : un chocolat chaud. Il récupéra sa tasse en saluant légèrement, comme James avait pu le faire pour les bonbons à la menthe. Toujours aussi attentionné, il le laissa sucrer selon ses goûts, ce qui était toujours plus sympathique. C'est vrai que certains cacaos pouvaient être de base très très sucrés. Enfin Jilian n'était pas sûr que ce soit vraiment un problème, mais toutes les agences de santé ne semblaient pas être de son avis. C'était à croire que les agences de santé n'aimaient pas la vie tant elles passaient leur temps à juger tout ce qui était bon comme une mauvaise chose... Maudites agences de santé !
Ceci dit, en tant que médecin, peut-être que James considérait lui aussi le sucre comme une mauvaise chose.
"Vous allez trouver ça stupide de ma part, mais ça ne m'avait jamais traversé l'esprit qu'un médecin puisse travailler dans des conditions si différentes ! Enfin si, mais pas un seul médecin passant ainsi d'un univers à un autre. C'est un choix de votre part de changer d'environnement comme ça ? Ce n'est pas trop difficile à gérer ?"
Il avait parfois eu des soucis à force de devoir changer de lieu de travail aussi souvent. Il savait à quel point bouger ainsi de lieu en lieu pouvait être aussi enrichissant qu'épuisant. La suite de ce que James avait à dire le fascina aussitôt. Il y avait donc des parcs dans cette ville, et même un parc où vivaient de charmantes créatures à quatre pattes !
"Je vis en centre-ville aussi. Je ne savais pas qu'on pouvait éventuellement avoir un logement sur le campus, mais bon ce n'est pas grave, j'aurais sans doute choisi de vivre un peu plus à l'écart moi aussi. J'aime bien que mon lieu de travail et mon lieu de vie soient distincts. Ceci dit comme je suis arrivé hier soir, j'ignorais qu'il y avait un parc aux daims ! Cela semble absolument fabuleux !"
Est-ce que James avait pensé tout haut pour que Jilian lui fasse une telle proposition ? Le médecin ne put s’empêcher d’afficher une mine légèrement surprise à l’entente de ces mots, se demandant si son collègue n’avait pas, en plus de son talent de chapelier, un quelconque don de télépathie ou de divination. C’était la première fois qu’ils parlaient, mais c’était comme si le bibliothécaire touchait sans cesse des points sensibles pour l’Américain. Lui qui s’était senti si seul depuis son retour du front, lui qui se demandait s’il pourrait un jour trouver une passion autre que son métier de médecin… Jilian lui proposait la solution à ces deux problèmes en une seule tirade ! Cet homme était un magicien, à n’en pas douter !
« Avec plaisir. Je ne suis pas certain d’être quelqu’un de très manuel ceci dit, à part pour tout ce qui touche à la médecine, mais ça me ferait plaisir de découvrir votre passion, même si je ne fais que regarder. Vous savez faire autre chose que des chapeaux alors ? »
La curiosité de James n’avait aucune limite, c’était sans doute pour ça qu’il avait accepté cette proposition sans se poser plus de questions. Jilian lui semblait être quelqu’un de bien, et puis, si jamais il se révélait être malveillant, le médecin scolaire n’avait pas vraiment d’appréhension quant au fait qu’il pourrait ne pas réussir à maîtriser son collègue si besoin était. Il fallait dire qu’il avait suivi un entraînement assez intensif avant de partir à la fin de ses études et que sa carrure était bien plus imposante que celle du bibliothécaire. Un petit sourire étira doucement les lèvres de James alors qu’il secouait la tête tout aussi délicatement, comme s’il avait peur de brusquer son interlocuteur.
« Non, non, ne vous inquiétez pas pour ça, c’est même plutôt le contraire. J’ai tendance à aimer tout ce qui est fort, d’où le fait que je prends mon café sans y mettre un gramme de sucre. J’aime aussi beaucoup tout ce qui est épicé, alors je pense que vos bonbons devraient me plaire. »
James marqua une petite pause. C’était marrant comme sa situation pouvait un peu s’apparenter à celle de Jilian au final ! Ils avaient tous les deux très peu voyagé quand ils étaient aux États-Unis, même si le brun y était resté bien plus longtemps que son collègue, ils avaient eu des parents qui n’avaient pas fait dans la demi-mesure en décidant d’une destination à l’autre bout du monde et ils semblaient se retrouver un peu perdus tous les deux dans ce nouvel environnement. Le médecin scolaire savait qu’il pouvait compter sur le retour de Gabriel pour chasser sa solitude, petit à petit, et essayer de retrouver un semblant de vie normale, mais il avait étrangement espoir que Jilian puisse aussi l’aider dans cette lourde tâche, celle de remonter la pente après avoir été autant détruit psychologiquement.
« Effectivement… J’ai l’impression que nos familles sont un peu similaires dans leur façon de ne pas faire dans la demi-mesure. Ils auraient simplement pu me faire changer d’État pour que je finisse mes études, mais ils ont carrément préféré m’envoyer à l’autre bout du monde. Mais je ne vais pas m’en plaindre, je pense que je n’aurais pas pu apprendre aussi bien si j’étais resté aux États-Unis. Et ces déplacements étaient dans un cadre professionnel, pour la fin de mes études de médecine plus précisément. »
Enfin, plus précisément, il ne lui disait pas tous les détails non plus ! De toute façon, il n’avait pas envie de plomber l’ambiance en disant « en fait, j’suis parti faire la guerre, et j’ai vu tellement de corps mutilés que je n’en dors plus la nuit, mais à part ça, tout va bien ! ». Ce n’était pas son genre de se morfondre, il savait encaisser et tout garder pour lui-même. En tout cas, le médecin scolaire avait trouvé une bonne façon de détourner l’attention de Jilian pour arrêter de parler de tout ça en lui préparant un bon chocolat chaud, histoire qu’il puisse l’accompagner alors qu’il se servait une deuxième tasse de café. Et les mots du bibliothécaire qui suivirent touchèrent encore en plein cœur le pauvre James. Est-ce qu’il était si doué pour comprendre les gens ou est-ce que c’était juste avec lui parce qu’ils se ressemblaient un peu ?
« Non, ce n’est pas stupide du tout, c’est assez surprenant même pour moi à vrai dire. Je tiens à me spécialiser dans la pédiatrie par la suite, mais je ne m’attendais pas à devoir quitter aussi rapidement l’hôpital pour me retrouver ici, avec tout un tas de lycéens et d’étudiants. J’ai accepté parce que le directeur a quand même beaucoup insisté pour que je prenne le poste à plein temps et parce que je me suis dit que ça me ferait une expérience s’approchant un peu plus de ce que je voudrais faire par la suite, mais c’est assez soudain comme changement. Je pense qu’il va me falloir quelques mois pour bien me familiariser avec tout ça. »
James soupira doucement alors qu’une de ses larges mains venait se poser sur sa nuque pour la frotter. C’était terriblement harassant de changer d’environnement et il avait l’impression de ne pas être capable de prendre ses marques puisqu’à chaque fois, un nouveau changement survenait. Il avait eu une relation avec un homme, puis on l’avait fait changer de ville et même carrément de pays. Il s’était retrouvé dans un pays complètement différent du sien pour poursuivre ses études, et même si un semblant de stabilité s’était offert à lui, sa si grande volonté d’aider les autres l’avait poussé à partir sur le front. Les horreurs qu’il avait vues là-bas, couplées à cette blessure par balle qu’il avait reçue, l’avaient encore fait partir pour revenir au Japon, mais dans une ville parfaitement inconnue. Nouvel appartement, nouvel environnement, il devait à nouveau tout recommencer. Il avait trouvé un poste dans l’hôpital de la ville, commençait à prendre ses marques et voilà qu’on lui demandait encore une fois de changer d’environnement. Non, décidément, James n’aspirait qu’à une chose : réussir à se poser quelque part pour de bon.
« Je suis tout à fait d’accord avec vous, c’est aussi en partie pour ça que j’ai décidé de ne pas venir vivre sur le campus. Surtout que ça ne faisait que quelques mois que j’étais dans mon appartement. Je n’y suis pas forcément attaché, mais je me suis dit qu’il valait mieux opter pour un changement à la fois. Et c’est aussi plus pratique pour recevoir des gens si on vit en ville je suppose… En tout cas, si vous souhaitez découvrir un peu la ville, je pourrai toujours vous servir de guide pour vous remercier pour ces bonbons et cet atelier chapeau que vous m’avez proposé. »
Un garçon surprenant que ce James ! Il semblait prêt à dire oui à tout et n'importe quoi pour le simple plaisir de l'expérience. Jilian avait toujours admiré ce genre de caractère. Il avait l'impression que c'était des gens si loin de lui. Lui, il était plutôt du genre à se blottir dans sa zone de confort et à n'en sortir qu'après de multiples tractations. Un peu comme quand vous devez emmener le chat chez le vétérinaire, qu'il s'est caché sous le canapé en voyant la boîte, et que vous essayez de l'attirer à l'aide de friandise, mais qu'à chaque pas il faut le convaincre un peu plus... Il fallait bien choisir les friandises si vous vouliez faire essayer quelque chose de nouveau à Jilian ! Aussi était-il plein d'admiration pour James, si prompt à l'aventure, même si celle-ci n'était qu'un simple atelier couture... Ça lui ferait du bien à lui aussi, de voir quelqu'un, de partager un moment. La transmission des savoirs et des savoir-faire avait toujours été importante pour lui. Et puis, il fallait reconnaître que ce James était bien sympathique ! Quelle chance qu'il se soit souvenu de cette réunion...
"Je fais des vêtements aussi. C'est très pratique quand vous avez des amis qui n'ont pas des corps à la mode, vous pouvez leur faire les vêtements de leurs rêves sans qu'ils n'aient à déprimer dans des cabines d'essayages mal éclairées... ces endroits sont tellement glauques ! On pourrait en faire des maisons hantées sans même se forcer vous ne pensez pas ? Mais j'ai appris en faisant des choses toutes simples, recoudre un bouton, faire des ourlets. C'est la base, et puis c'est très utile dans la vie de tous les jours. Donc ne paniquez pas, on pourra commencer par là !"
C'était important les vêtements, et pour certaines personnes, c'était parfois si compliqué. Parce que c'était trop cher, ou parce qu'elles avaient un corps un peu différent... Alors des fois, on venait lui demander. Quand il avait du temps, il était toujours ravi de pouvoir concevoir une pièce unique qui donnerait l'impression à quelqu'un d'être magnifique ! Ça avait souvent tendance à l'agacer quand on disait qu'aimer les vêtements faisaient de vous quelqu'un de superficiel, alors que justement, on vivait dans un monde où on était jugé là-dessus ! C'était diablement injuste. Un beau vêtement, quel qu'en soit le style, c'était une façon comme une autre de répandre de la beauté dans le monde, et si en plus cela peut vous donner confiance en vous en même temps, parfait !
James avait raison, leurs familles étaient finalement plus proches qu'elles n'y paraissaient, du moins dans le fonctionnement de base. Il y avait des similitudes flagrantes. Peut-être que c'était pour ça qu'ils avaient pu se rapprocher si vite. Deux Américains émigrés au Japon suite au choix de leur famille, et qui se retrouvaient à travailler dans la même école, d'un point de vue statistique, c'était une belle performance ! Après, à n'en pas douter, il y avait sans doute des différences. Lui-même n'avait pas vraiment choisi, il était beaucoup trop jeune, il n'avait pas son mot à dire. Et il faut dire qu'à cette époque, ses parents ne traversaient pas la meilleure partie de leur vie, à cause de lui. Même si tout s'était arrangé pour le mieux, il se souvient encore de cette période comme d'un moment compliqué. Les multiples rendez-vous médicaux, les commérages sur ses parents, l'immigration, l'apprentissage de cette langue si différente, ce qu'il avait fait pour réussir à s'intégrer ici... Ça avait été deux années plutôt compliquées !
"En même temps, voyager c'est une belle opportunité pour apprendre ! Ça permet de voir différentes méthodes, différents modes de pensée, différentes choses... Dans un métier comme le vôtre c'est sans doute extrêmement utile... Après tout, vous devez aussi gérer l'humain, avoir été en contact avec plusieurs cultures ça doit sans doute pouvoir aider un peu à mieux comprendre non ?"
Pour le coup, il avait l'impression de traiter James comme une bête étrange, mais il faut dire que le milieu de la médecine lui était tellement étranger... il préférait poser des questions que d'avoir recours à des clichés pour mener la conversation ! Il espérait simplement que le médecin ne le trouverait pas trop grossier ou impoli...
"Effectivement ça vous fait un sacré changement ! Bon après, je crains que le format lycéen ne soit encore trop grand pour rentrer en pédiatrie ! Mais vous vous rapprochez ! Bon après certains peuvent se comporter comme des enfants, mais je crains que biologiquement ça ne change pas grand chose à vos affaires..."
Jilian comprenait parfaitement le sentiment du médecin, lui-même était quelque peu fatigué des changements d'emploi réguliers. Il l'avait supporté sans trop broncher parce qu'il avait tout de même une base solide sur laquelle construire sa vie. D'une certaine façon, aujourd'hui, c'était comme si tout s'était inversé. À Tokyo, il changeait souvent d'employeur, mais avait un mi-temps solide, et son compagnon. Ici, il avait un temps plein dans un seul et même endroit, mais il n'avait plus ni compagnon, ni groupes d'habitués, il ne connaissait rien ni personne. Il n'était pas sûr d'avoir gagné au change...
"Oh si vous êtes déjà en mesure de me faire visiter, ce serait avec grand plaisir ! J'ai l'impression que la ville est immense, ce qui est stupide venant de Tokyo, mais du coup je ne sais pas par quel bout commencer..."
Il faut dire que l'immigration au Japon avait laissé un sacré froid pour lui. Devoir se déraciner complètement était loin d'être l'expérience la plus agréable qu'il ait connue... Il n'aimait pas avoir à retrouver cette sensation de dépaysement total. Il était quand même soulagé d'avoir rencontré quelqu'un d'aussi gentil, et dès son premier jour en plus !
"Mais ne vous inquiétez pas pour l'atelier couture, c'est de bon coeur, vous ne me devez rien !"
Jilian avait vraiment un effet apaisant. Alors qu’ils s’étaient tous les deux retrouvés complètement stressés dans cette salle de repos, James sentait qu’il se détendait de plus en plus en compagnie de son nouveau collègue. Rares étaient les personnes à avoir eu cet effet sur lui, et surtout, à avoir osé continuer à lui parler alors qu’il semblait afficher un air froid et pas du tout intéressé par tout le côté social du monde du travail. Et ce n’était pas entièrement faux. L’Américain était bien trop maladroit avec les gens et il préférait rester dans sa petite zone de confort, dans son infirmerie, à suivre toutes les procédures qu’il connaissait par cœur pour traiter tel ou tel symptôme. C’était bien plus simple de soigner des corps que de faire la conversation ! Et pourtant, l’exercice était tout particulièrement facile avec Jilian qui venait carrément de lui proposer un atelier couture. James ne put s’empêcher de pouffer un peu aux mots du bibliothécaire, se demandant la tête que ferait Gabriel quand il lui raconterait qu’il avait appris à recoudre un bouton. C’était une image assez marrante, un James à la stature imposante avec une toute petite aiguille entre les doigts, la langue tirée sous la concentration.
« C’est vrai que les cabines d’essayages ne sont pas très rassurantes, même si je n’en garde qu’un lointain souvenir parce que je ne fais pas beaucoup les magasins. Je suis plutôt du genre à commander sur Internet ou à prendre les premières choses qui me passent sous la main dans les magasins sans même aller les essayer. Mais oui, je pense qu’il vaudrait mieux commencer par des choses faciles… Vous me direz, j’ai déjà pu faire un peu de « couture » en faisant des sutures à certains patients. »
C’était un peu dégueu dit comme ça, mais c’était un peu une forme de couture non ? Peut-être qu’il ne serait pas si nul que ça lors de ce fameux atelier ! La suite des mots de Jilian fit légèrement grimacer le médecin scolaire qui s’empressa de boire une nouvelle gorgée de son café avant de se frotter un peu la nuque. Il avait raison, voyager permettait d’apprendre énormément de choses et son métier induisait évidemment de gérer l’humain, mais est-ce qu’il pouvait vraiment dire qu’il était doué avec ce genre de choses ? Il était bien plus à l’aise dans le cadre de son métier que dans les rencontres de tous les jours, mais ses nombreuses déconvenues avaient réussi à le convaincre qu’il n’était juste pas fait pour tout le côté social.
« C’est vrai que c’est une occasion à ne pas louper. On m’a toujours dit qu’il fallait voyager et voir le monde tant qu’on le pouvait, avant de rentrer pleinement dans la vie active et ses contraintes, mais je crois que je me suis un peu laissé dépasser par les événements. J’aurais aimé voyager un peu partout et découvrir plusieurs cultures et modes de vie, mais je me dis que j’aurais l’occasion d’essayer plus tard, dans quelques années. Après, je crois que je ne pourrais pas me vanter de mieux comprendre les gens, on m’a souvent dit que j’étais assez maladroit dans mes relations sociales… »
James fronça les sourcils. Est-ce que Jilian pensait lui aussi qu’il était maladroit ? Il savait que certaines personnes parlaient avec des filtres, mais le tact, c’était vraiment pas sa tasse de thé. S’il avait quelque chose à dire, il le disait sans passer par quatre chemins. Sans doute des restes de son éducation stricte et sans fioritures. Le médecin afficha un nouveau petit sourire aux mots de son collègue. Effectivement, il était encore loin de son rêve de se spécialiser en pédiatrie, mais il avait encore toute la vie devant lui et il fallait encore qu’il étudie dur pour pouvoir prétendre à cette spécialité. En revanche, il espérait ne pas avoir trop vite à se confronter à des étudiants ou lycéens pas encore assez matures. Il connaissait le risque, il savait que certains se comportaient plus que bêtement juste pour impressionner, et il savait qu’il aurait du mal à gérer ce genre d’élèves. Les jeunes enfants étaient bien plus simples à maîtriser que les adolescents et jeunes adultes…
« Effectivement… Mais j’ai encore du temps devant moi et toute expérience et bonne à prendre comme on dit. J’espère simplement que je ne vais pas devoir être confronté trop souvent à des élèves trop immatures. Je n’ai jamais eu de formations pour gérer des adolescents et jeunes adultes alors j’espère que tout se passera bien. Et puis, ce serait une bonne chose que j’évite ces personnes, ça voudrait dire qu’ils sont en bonne santé et n’ont pas besoin de moi. »
Car oui, même si James appréhendait le moment où il devrait avoir affaire à des têtes brûlées, il n’était pas du genre à vraiment détester qui que ce soit. Il ne souhaitait pas de mal, aussi bien physique que moral, même à son pire ennemi (si tant est qu’il en avait vraiment un). Est-ce que Jilian aurait quelques conseils à lui donner ? Est-ce qu’il avait déjà dû gérer des jeunes gens de cet âge dans le cadre de ses précédents emplois ? En tout cas, James ne put s’empêcher d’esquisser un vrai sourire franc en entendant Jilian lui dire que ce n’était pas la peine de le remercier pour sa proposition d’atelier. Il était vraiment gentil ! James termina son deuxième café avant de reprendre de nouveau la parole. Décidément, il parlait beaucoup avec ce bibliothécaire qu’il venait tout juste de rencontrer !
« J’étais aussi à Tokyo pour mes études de médecine, mais même si la ville est plus petite ici, l’environnement est très différent et les transports en commun sont aussi moins nombreux, c’est sans doute ce qui donne l’impression que c’est une grande ville. Je ne connais pas tous les recoins et il m’arrive encore de me perdre, mais le parc aux daims est un lieu où je me rends souvent pour courir le matin donc nous pourrons commencer par là-bas si vous voulez, pour prendre un peu l’air après cet atelier. »
James avait bien envie de lui demander quand il serait disponible pour passer tous ces moments ensemble, mais il avait peur de précipiter un peu les choses. En attendant, il préféra aller laver sa tasse, se disant qu’il valait mieux arrêter le café pour le moment avant de devenir une vraie pile électrique.
Par contre, il n'avait jamais appris à qui que ce soit. La couture faisait partie de ces choses qui le passionnaient et qu'il avait appris tout seul. Il n'était pas très sûr qu'il saurait apprendre à quelqu'un ! Il fallait accepter d'en passer du temps à se piquer les doigts ! Peut-être qu'il devrait dire au médecin de prévoir un prince charmant pour le réveiller, au cas où ça ne tournerait pas très bien... Il y a quelque chose de particulier à laisser quelqu'un ainsi toucher du doigt quelque chose qui vous passionnait. Il y avait de fortes chances que l'autre n'apprécie pas autant, ou ne comprenne pas...Ça donnait toujours lieu à des moments bizarres ! étranges et malaisants... Enfin, James semblait prêt à l'essai. Jilian éclata d'un grand rire franc quand il fît remarquer qu'après tout il en avait déjà fait sur des patients. C'est vrai, vu comme ça, c'était peut-être James qui avait plus à lui apprendre que ce qu'il croyait !
"C'est vrai ! Finalement vous avez déjà de l'expérience en vrai ! Vous verrez, le tissu, c'est beaucoup plus facile ! Pas besoin d'anesthésie, et puis si jamais vous vous ratez, personne pour hurler à la lune ou menacer de porter plainte ! Un matériel bien plus simple d'utilisation... Soyez rassuré, je pense que vous vous en tirerez très bien, sans doute bien mieux qu'à mes débuts !"
Surtout qu'au début, il n'avait guère de patience et cela l'agaçait beaucoup de se rater encore et encore. Enfin se rater... façon de parler. Il ne ratait guère sa main. La couture lui avait appris la patience plus que tout le reste... Ce n'était pas facile d'être précis sur d'aussi petites choses quand vous étiez borgne. Aujourd'hui encore, il arrivait qu'il ait du mal, il ne pouvait coudre trop longtemps. Cela forçait sur son oeil et il pouvait se fatiguer assez rapidement. C'était ce qui l'inquiétait un peu pour cet atelier. Sans doute que le médecin s'en moquait, mais Jilian était perfectionniste, et il était terrifié à l'idée de mal expliquer quelque chose ou de ne pas pouvoir montrer correctement. Et si le médecin repartait avec de mauvaises base ??
Il y a eût une rapide grimace sur le visage de son interlocuteur, et Jilian ne savait pas comment l'interpréter. Quelque chose lui déplaisait-il ? Mais quoi ? un sujet ? Une question impolie qu'il aurait posée sans s'en rendre compte ? Une remarque à côté ? Autre chose ? Peut-être qu'il surinterprétait cette rapide saute d'humeur. Il n'était pas bien sûr de la conduite à tenir. Fallait-il s’enquérir du problème ? Mais dans ce cas, c'était prendre le risque de franchement dépasser la limite... Peut-être qu'il valait mieux respecter son choix de ne pas faire part du problème ? Après tout, il devait avoir ses raisons... mais en même temps, s'il ne lui demandait pas, il risquait à nouveau d'emmener la conversation vers un terrain douteux et ce sans même s'en rendre compte ! Décidément, les humains étaient quelque chose de beaucoup trop compliqués...
"Normalement, le monde devrait être encore là demain ! Vous avez le temps... et puis c'est vrai qu'on dit toujours qu'il faut voyager quand on est jeune, mais des fois, on est juste trop jeune pour vraiment comprendre ce qui se passe autour et on en profite pas vraiment, ou on en tire pas ce qu'on devrait en tirer. C'est compliqué tout ça ! Je crois que les humains resteront toujours un mystère pour moi... les livres sont bien plus simples ! D'ailleurs, des fois je ne sais pas très bien, il paraît que je pose des questions bizarres ou trop personnelles, je ne m'en rends pas toujours compte, mais si jamais ça arrive, vous n'êtes pas obligé de me répondre bien sûr."
Il espérait que l'autre recevrait le message et ce petit garde-fou permettrait d'éviter les faux pas à l'avenir... ou en tout cas les moments de malaise ! Il n'avait jamais été très doué pour faire la conversation, mais il ne cherchait pas non plus à mettre les gens mal à l'aise volontairement... En plus, cette conversation était forte agréable, il ne s'y attendait pas du tout en arrivant ici ce matin. Comme quoi ! Peut-être que James avait raison de saisir les opportunités de partir à l'aventure...
"C'est vrai que dans votre profession, c'est quand même mieux si les gens ne viennent pas vous voir du tout ! Je crois qu'avec cette tranche d'âge on peut s'attendre à tout ceci dit... le meilleur comme le pire !"
Voilà que James lui offrait de lui faire visiter la ville après leur atelier ! Cette conversation avait vraiment pris une tournure inattendue qui n'était pas pour lui déplaire. Après, là encore, il ne savait trop quoi en penser. De nombreuses fois des gens lui avaient proposé des choses comme ça et n'avaient finalement jamais donné suite. Une mauvaise habitude qui l'avait toujours attristé. Pourquoi lui proposer quelque chose si ce n'était qu'une façon de parler ? Si c'était simplement pour être poli, il trouvait beaucoup plus vexant ces disparitions dans la nature que le reste... Si bien qu'il avait un peu pris l'habitude de laisser couler. Mais après tout, si James était capable de se montrer aventureux pour tenter quelque chose de nouveau, peut-être qu'il pouvait aussi l'être en lançant lui même l'invitation !
"Ça me paraît un très bon programme ça ! Couture et promenade... Vous préféreriez faire ça en soirée ou plutôt un weekend ?"
Au moins il serait vite fixé sur les intentions réelles de James... et dans le pire des cas, il pourrait au moins être fier d'avoir tenté !
James avait esquissé un nouveau petit sourire en entendant Jilian rire franchement à la petite blague qu’il s’était risqué à faire concernant la couture qu’il avait déjà pu pratiquer sur des patients. C’était un humour assez bizarre de médecin, mais fort heureusement, le bibliothécaire avait ri. L’Américain allait commencer à se dire qu’il n’était peut-être pas si nul que ça pour faire des blagues ! Il faudrait qu’il essaie de la ressortir à quelqu’un tiens, juste pour voir si ça pouvait marcher avec d’autres ou si ça ne pouvait marcher qu’avec quelqu’un comme Jilian qui semblait parfaitement le comprendre alors qu’ils n’avaient échangé que quelques banalités. Et les mots de son collègue le firent pouffer. Il riait à sa blague tordue et en plus, il renchérissait ! C’était franchement génial, James était super content !
« C’est vrai que j’imagine ça beaucoup plus simple sur une matière inanimée, mais je n’oserais jamais prétendre pouvoir mieux me débrouiller que vous à vos débuts, je me doute que ça doit quand même être assez différent rien qu’avec le matériel utilisé en plus de la matière. Quoi qu’il en soit, j’ai vraiment hâte d’essayer. »
Et James lui offrit un nouveau sourire sincère. Décidément, il n’allait pas réussir à retrouver son air froid et impassible s’il continuait de fréquenter Jilian ! En tout cas, l’Américain n’avait pas songé une seule seconde rencontrer quelqu’un comme le bibliothécaire lors de son premier vrai jour de travail ici. Est-ce que le courant allait aussi bien passer avec tous ses autres collègues ou est-ce que Jilian était l’une de ces perles rares avec qui tout semblait si facile pour le médecin scolaire ? Ces perles que le brun pouvait aisément compter sur les doigts d’une seule main. Ils semblaient se comprendre sans trop en dire, et avoir le même point de vue sur les choses. James acquiesça d’un signe de tête quand Jilian donna son point de vue sur les voyages et la jeunesse, parfaitement d’accord sur le fait que ces expériences à l’étranger seraient bien plus enrichissantes avec l’âge. James agita ensuite doucement sa main devant lui.
« Ah, non, ne vous inquiétez pas pour ça. Je ne crois pas avoir des choses à cacher alors si vous avez des questions, j’y répondrai dans la mesure du possible. Enfin… si jamais il m’arrive moi aussi de vous poser des questions trop personnelles, n’hésitez pas non plus à me remettre à ma place, je ne le prendrai pas mal. Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas très doué avec les relations sociales et comme vous, je pense que les humains sont très complexes. J’ai parfaitement compris le fonctionnement du corps, mais pour moi, l’esprit reste quelque chose de bien trop compliqué. »
James espérait que Jilian ne lui avait pas envoyé ce message justement parce qu’il lui avait posé une question trop personnelle qui l’avait mis mal à l’aise. Il avait tendance à parler sans filtres et il devait avouer que là, pour le coup, il avait peut-être un peu menti. Ce n’était pas qu’il n’avait rien à cacher, mais plutôt qu’il y avait des choses dont il ne voulait pas parler, que ce soit à un ami fraîchement rencontré ou même à quelqu’un qu’il connaissait depuis des années. Son expérience sur le front, il n’avait été capable de le raconter à personne si ce n’est ce psy qui l’avait suivi pendant quelques semaines à son retour au Japon avant que James ne décide d’arrêter d’aller à ces rendez-vous. C’était trop douloureux d’en parler, il préférait se donner lui-même les moyens de remonter la pente, il savait qu’il en était capable. Ça prendrait le temps qu’il faudrait, mais il y parviendrait. Et Jilian avait raison une fois de plus… Pourvu qu’il n’y ait que le meilleur et non le pire pendant qu’il officierait en tant que médecin scolaire ! La proposition du bibliothécaire surprit ensuite agréablement James qui termina sa petite vaisselle pour se tourner vers lui avec un petit sourire.
« Je vous avoue avoir une préférence pour le week-end, je finis généralement assez tard le soir et j’ai pour habitude d’aller me détendre un peu après mes journées de travail à la piscine pour faire quelques longueurs. Est-ce que cela vous conviendrait de faire cela plutôt un week-end ? Vous n’aurez qu’à me dire quand vous êtes disponible. Pour ma part, je ne fais jamais rien de particulier quand je ne travaille pas alors je serai disponible dès lors que vous le serez. »
Il était vrai qu’habituellement, le week-end, quand James ne travaillait pas, il passait le plus clair de son temps à errer dans les rues de la ville simplement pour ne pas rester seul chez lui, ou alors il restait enfermé pendant 48 heures à cause de cette douleur fantôme qui lui lancinait l’épaule. Avoir quelque chose de prévu allait lui faire le plus grand bien, surtout si cette rencontre se déroulait aussi bien que cette première prise de contact ! James finit par fouiller dans les poches de son pantalon pour en sortir son téléphone portable. Il fixa l’écran un instant avant de se lancer.
« Peut-être pourrions-nous nous échanger notre adresse mail ou alors notre numéro de téléphone ? Ce sera sans doute plus simple pour se tenir au courant le jour-même si nous avons, l’un ou l’autre, un imprévu. »
James espérait qu’il n’y en aurait aucun, mais il aimait jouer la carte de la prudence et il voulait pouvoir prévenir Jilian si jamais un gros imprévu lui tombait dessus. Il se sentirait mal de ne pas être capable de le prévenir et de s’imaginer qu’il l’attendrait désespérément ! Et finalement, la cloche annonçant le début des cours, et donc, le début de leur journée de travail, résonna dans tout le bâtiment. James se frotta un peu la nuque, embêté de ne pas avoir eu le temps, finalement, de faire cette petite visite des lieux avec Jilian.
« Bon eh bien… Il semblerait que notre visite doive être reportée. Si ça vous intéresse, nous pourrons déjeuner ensemble à la cafétéria ce midi, je pourrai vous attendre à la bibliothèque pour vous montrer le chemin. En tout cas, je vous souhaite bon courage pour votre première matinée de travail. »
James lui offrit un dernier sourire avant de lui tendre la main, prêt à la serrer correctement cette fois-ci avant de devoir reprendre le chemin de son infirmerie. Lui qui angoissait comme pas permis avant d’arriver, il avait à présent le cœur léger. Il ne restait plus à espérer que les élèves n’allaient pas être trop nombreux à défiler aujourd’hui, ce serait vraiment mauvais signe.
C'était étrange, ou peut-être rigolo, quelque part entre les deux, cette façon qu'avait James de penser que par défaut il ne serait pas très bon. Pour ce que Jilian en savait, la couture exigeait moins de précision que la médecine, s'il s'en tirait parfaitement pour le second, le premier ne devrait pas poser trop de problème. Peut-être que finalement, il avait plus peur de l'inconnu qu'il ne voulait le laisser paraître. Ou plus précisément de sa réaction face à une chose qui lui était étrangère. Un sentiment que Jilian connaissait bien... En fin de compte, qu'on choisisse de tout essayer pour ne pas rester dans sa routine, ou qu'on se tienne dur comme fer à sa routine, c'était la même angoisse qui vous portait : celle d'être perdu et plus à la hauteur. Il était content d'avoir trouvé James, juste à ce moment-là, à ce moment où il se risquait loin, très loin, de ses sentiers battus. Même s'il n'avait pas envie de nommer ça à haute et intelligible voix, il avait l'impression que le médecin pouvait comprendre ce sentiment. Quelque chose entre la mélancolie et la lumière, la peur et l'envie d'avancer... Une véritable chance en somme !
"Si vous voulez, n'hésitez pas à ramener une chemise à vous que vous voudriez réparer ! Ou un pantalon qui a besoin d'un ourlet. Autant joindre l'utile à l'agréable ! Mais sinon ne vous inquiétez pas, j'ai plein de chutes de tissu pour vous permettre de vous faire la main sans danger !"
Lui non plus ne pensait pas avoir grand chose à cacher. Par défaut, il ne se pensait pas spécialement intéressant. Il avait l'air intéressant, sans doute. C'est vrai que dans un monde où tout le monde s'habille en noir et blanc, il faisait office d'holibrius débraillé, il le savait bien. Mais au fond, il n'était pas sûr que cela ne soit rien d'autre que de l'apparence. Il vivait sa petite vie tranquille, d'aucun dirait monotone même. C'était tout. Il avait juste fait en sorte de la remplir de couleurs, d'histoires, et de petites figurines de verre offertes par des vieilles dames. Enfin ce dernier élément n'était pas trop de son fait mais quand même, il l'avait gardée, et il pensait bien la conserver encore un moment. Ça changeait des pins !
Mais des choses à cacher... il n'avait pas envie de parler de la raison qui les avaient amené lui et ses parents au Japon, et il n'était pas sûr de vouloir entrer dans les détails des raisons qui l'avaient fait venir ici. En bref il ne voulait pas parler des raisons qui le poussaient à déménager. À croire qu'à défaut de bouger, il fuyait. Simplement. Et que s'il en parlait à la mauvaise personne, il pourrait ruiner ses plans de fuite...
Aussi se contenta-t-il de sourire à James en levant le pouce pour lui faire savoir que tout allait bien. Il n'avait dépassé aucune limite. Au demeurant, Jilian était très fier de lui. Sa petite incartade à ses habitudes avait porté ses fruits et James confirmait bien qu'il voulait voir cette rencontre se concrétiser ! Ce n'était donc pas une simple politesse et le bibliothécaire en fût soulagé. Avec un peu de chance, on pouvait espérer que ce James était le genre de personne à joindre le geste à la parole ! C'était reposant... et exactement le genre de personne que Jilian aimait fréquenter. Il fallait qu'il réfléchisse à une date ceci dit et il avait un doute sur ses nouvelles obligations...
"Le weekend c'est parfait pour moi ! Le soir je suis souvent fatigué et il me faut parfois du temps pour déconnecter de la journée, ou alors je suis encore en train de réfléchir et préparer... J'aime bien que les bibliothèques soient des endroits vivants, mais ça demande beaucoup de travail, et j'ai l'impression que celle-ci est particulièrement inerte ! Alors le weekend, c'est très bien. Il faudra que je vérifie en rentrant par contre, parce que je crois que le lycée a eu la bonne idée de me nommer surveillant d'une heure de colle un samedi... je ne vois pas très bien pourquoi c'est à moi qu'on confie ça... Enfin je vous raconte ma vie pardon ! Du coup, je veux bien vos numéros et mails, comme ça je pourrai vous confirmer une date dès que j'y verrai plus clair dans mon emploi du temps."
et mon appartement...
"En attendant, je vous retrouverai avec plaisir pour déjeuner ensemble. Les repas seuls sont quand même moins bons en général ! Surtout dans une cafétéria..."
Il serra alors avec joie la main du médecin, comme pour sceller ce rendez-vous. Il était toujours un peu inquiet de la suite des événements, mais un si bon départ avait de quoi vous ragaillardir. Si tout pouvait se passer aussi bien, ce serait merveilleux ! Et tant pis pour la visite, il trouverait bien quelqu'un pour lui indiquer le chemin de la bibliothèque, dans le cas contraire, cela indiquerait qu'il avait vraiment du pain sur la planche pour réveiller cet antre abandonné !
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