Depuis quelques semaines, j’arrive à organiser une soirée minimum par semaine avec une animation musicale ou théâtrale. J’essaye de varier les styles, mais je fonctionne au coup de cœur avant tout. Bien sûr il faut aussi que le sketch ou la représentation colle avec le décor de mon bar. Les musiques dans un style pop rock mais acoustique s’y prête en général pas mal. Et je dois dire que j’ai vraiment bien choisi ma bâtisse car l’acoustique y est pas mal.

Maintenant que j’ai un peu plus de personnel permanent, j’arrive à me dégager du temps libre. Je l’utilise à mon entretien physique autant que ma détente psychique. Mais j’allie aussi l’intérêt professionnel en me rendant dans différentes soirées pour dénicher de nouveaux animateurs de soirée. Je commence à être connu de certains bars ou salles qui me contactent pour me signaler tel ou tel groupe ou personne qui pourraient m’intéressé.
Et ce fût le cas pour les Shwarzbald. D’accord c’est du black metal. Et au premier abord, j’ai pensé comme vous. C’est bien trop sonore pour une ambiance feutrée comme dans mon bar. Mais quand j’ai vu la tenue de la chanteuse je n’ai pas résisté à aller lui parler. C’est là que j’ai découvert une jeune femme sympathique qui m’a vendu son set acoustique d’une main de maître. Aimer un concert n’en fait pas forcément un atout à tester dans mon bar. Je lui ai parlé de l’atmosphère de mon bar, que je souhaite convivial et intimiste. Et au fur et à mesure de la discussion, Karin a proposé de travailler ses musiques plus en acoustique pour s’intégrer à l’ambiance de l’Arcadia.

C’est un galon d’essai. Il y a forcément des puristes qui n’apprécieront pas du tout la sonorité acoustique. Mais j’ai à cœur de croire que cette version peut à la fois plaire à ceux qui aime le style black metal, que faire découvrir cette musique à d’autres. Et vu la population présente dans mon bar ce soir, je crois que le pari est gagné. Je ne chôme pas. Il y a vraiment une belle euphorie générale qui fait planer autant les musiciens que le public. Les consommations vont bon train. Et quand le groupe a fini, j’entend la satisfaction générale de mes clients et j’en suis ravi.

Je finis de servir les clients du bar avant de passer le relai à mon barman qui voulait assister au concert en bord de scène. Ensuite je prévois d’aller féliciter le groupe en leur offrant un verre. Mais c’était sans compter la promptitude leur leader pour venir me tirer de derrière mon bar.
Quand elle m’interpelle, je lui souris et lui sers une bière.

- Voilà M’dame ! Je prévoyais de vous en amener.

Alors que je sors d’autres bouteilles du frigo pour les poser sur un plateau, je suis surpris de la question de la chanteuse.

- Oh bah je ne suis pas pressé. Je ferme dans trois heures, donc vous avez le temps. Faites surtout attention de ne rien oublier. Ça serait dommage, surtout que n’y connaissant rien je suis capable de jeter pour me débarrasser !

Oui, je suis un étourdi parfois et j’ai la sale manie de jeter ce qu’il ne faut pas. Je ne le fais pas exprès, c’est un don naturel !
Je fais le tour du bar avec mon plateau, laissant ma cape voguer autour de moi.

- Je vais vous trouver une place. Tu me suis ?

Sans vraiment attendre sa réponse, je m’engage entre les tables. Avec politesse, je demande à un couple installé à une grande table s’ils veulent bien se décaler sur une table à proximité et libre. Puis j’invite Karin à aller chercher ses camarades. Une fois tout le groupe installé et servi, je m’assois avec eux quelques instants, face à la jeune femme. Il faut dire que je suis fan complet de sa tenue, en plus de sa voix. Et elle est très mignonne, ce qui ne gâche pas le plaisir des yeux.

- Merci à tous pour votre prestation. C’était vraiment génial. Ce son en format acoustique, c’est vraiment surprenant et envoutant à la fois. Je suis vraiment ravi. Et si ça vous tente de renouveler la prestation de temps en temps, je pense que ça plairait vraiment à mes clients. J’ai eu pas mal de demande en ce sens ce soir !

Evidemment mon message s’adresse à tous les musiciens. Mais mon discours se finit les yeux posés sur la demoiselle. Aucun doute que c’est elle qui mène la barque.

Il n'est pas dans mes habitudes de virer les animateurs de mes soirées sous 15 minutes. Encore moins si j'ai vraiment apprécié leur prestation, et que mes clients me font des compliments pour le choix de la scène du soir. J'avoue que ce groupe 100% féminin, c'est une originalité que je n'ai pas beaucoup croisé, surtout depuis mon arrivé au Japon. Je ne saurais l'expliquer. Mais l'originalité de ce groupe tient surtout à son style musical, c'est un vrai concept global et j'adore cela. Tout est penser autour de leur musique, costumes, voix, instruments, décors, scéniques. Un peu comme j'ai conçu l'Arcadia.

Alors que je les remercie et les complimente sur leur prestation, je tâte le terrain pour savoir si ça leur plairait de revenir. J'ai vraiment apprécié qu'elles se démènent à créer un set acoustique pour tenter l'expérience dans mon antre, assez cosy il faut l'avouer pour ne pas penser de premier abord qu'y jouer du métal n'est pas approprié. Mais quand j'ai une idée en tête je ne l'ai pas ailleurs. Et je suis ravi que le résultat soit encore mieux que ce que je n'espérais. Et je suis d'autant plus surpris que ma clientèle est réceptive à cette prestation au-delà de mes espérances également.
Et les filles ont l'air partante ! C'est génial !

- Sincèrement je ne suis pas expert en musique. Vos "petits bugs", comme tu les appelles, je ne m'en suis pas aperçu. Mais répéter la scène sera un bon challenge pour progresser comme vous le souhaitez, non ?

Les filles semblent se désintéresser de la conversation. A mon avis, elles n'aiment pas les palabres. Mais pas grave, je ne me formalise pas. Et puis Karin semble contente de discuter avec moi, ça me suffit. Et je suis extrêmement ravi qu'elle accepte de retenter des dates.
Karin me tend sa bouteille pour trinquer et je ne fais pas prier, riant de bon cœur, heureux de cette ambiance joviale qui règne dans mon bar.

- Je t'enverrai les dates possibles pour les prochains mois dans la semaine. Vous n'aurez qu'à vous mettre d'accord. 1 date par mois pour 3 ou 4 prochains mois, ça serait vraiment parfait pour moi ! Mêmes conditions que pour ce soir.

Après une bonne gorgée de ma bière, je tente de sonder un peu la leader sur le concept de son groupe. J'aimerai vraiment en savoir plus sur elle et son idéologie. Elle semble avoir du caractère et une idée assez précise de ce qu'elle veut. J'aime les gens directs et qui défendent leurs envies.

- Dis-moi, Karin, comment t'es venu ce concept ? Ta tenue de sorcière est vraiment magnifique ! Parfaite jusqu'au bout des ongles et de la cape.

Je lui adresse un clin d'œil complice. J'avoue que cette similitude entre nos tenues d'apparat me plaît. Et la beauté de la jeune femme ne gâche en rien le plaisir. Surtout que sur scène elle a une présence incroyable qui fascine. J'aimerai la connaître plus

- Tu as un autre métier dans la vie, ou tu fais de la musique à temps plein ?

Ecouter Karin parler de sa musique est assez envoutant. J’aime les gens passionnés par leurs activités. Que j’aime ou non ce qu’ils font, ce que j’apprécie chez les personnes c’est leur capacité à te convaincre que leur passion n’est pas vaine, qu’elle leur apporte tellement qu’ils ne vivraient jamais sans. Je suis ainsi. Ma passion pour l’escrime a guidé ma vie, dans les bons comme les mauvais moments. Mon engagement pour la préservation de l’environnement a pris aujourd’hui le dessus, mais je fonctionne de la même manière.
C’est pourquoi je n’ai aucun mal à comprendre l’énergie positive que Karin retire de sa musique. Une passion vous aide à exprimer les douleurs autant que les joies, elle vous aide à surmonter les coups durs que la vie vous impose, elle vous aide à avancer pas à pas, coute que coute.

Et je n’ai pas trop de mal à imaginer ce que ces filles ont pu vivre sur la route de leurs concerts à travers le monde. Ça me rappelle mes déplacements pour les championnats. Evidemment l’atmosphère n’était pas la même, la préparation mentale toute autre. Mais il y a eu de sacrés bons moments dans les bus, bagnoles ou avions. Avec mes meilleurs amis, on a fait le mur plus d’une fois. Jamais je n’ai remis en cause mes championnats, pas d’alcool, pas de gros manque de sommeil. Mais les afters post-podium étaient costauds. Et rien de tel qu’une vraie bande de potes pour partager cela !

Parlant planning, Karin me présente sa bassiste, en charge du planning. Et c’est avec un grand sourire que j’échange mes coordonnées avec elle.

- Aucun souci Sasha. Je t’envoie ça semaine prochaine. En tout cas, c’est un vrai plaisir de vous avoir convaincu de tenter l’aventure ici ! J’espère vraiment qu’on pourra réitérer l’expérience.

Evidemment il fallait bien que je fasse une bourde en évoquant « le concept ». J’avoue ne pas avoir réfléchi plus loin que mon nez devant leur tenue et scénique. Et je me sens un peu penaud devant la réaction de Karin. Mais le malaise passe vite, pour ma part en tout cas. Je suis subjuguée par son art de vivre. Je ne vais pas mentir et lui dire que j’adhère à 100% à la croyance d’être une sorcière, avec magie et tout et tout. Mais ça façon de l’évoquer est très loin des images à la Harry Potter ou Cendrillon de Disney. Au contraire, ça me rappelle énormément ma grand-mère et sa propre mère. Et puis le « lien à la nature », elle ne pouvait pas mieux me convaincre que pas ces mots ! Je n’ose pas répondre vraiment à son discours. J’acquiesce avec le sourire. Pas que je me sens mal à l’aise ! Je me sens juste un peu trop entouré pour évoquer de tels souvenirs. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en reparler plus calmement…

Cette Karin gagne chaque seconde un peu plus mon estime et c’est bien cela qui importe non ?

C’est pourquoi j’ai envie d’en savoir plus sur sa vie de tous les jours. Je la questionne avec intérêt et je suis surpris (ou pas) de la découvrir costumière et maquilleuse pour subvenir à ses besoins. Il y a sûrement une grosse part de « nécessité alimentaire », mais j’ai comme idée que c’est un boulot qui coule aussi de sources pour elle. Mais nous sommes interrompus par les geste déplacés d’un client un peu trop fait. Je n’ai pas le temps d’intervenir. Karin semble savoir se défendre. J’en suis amusé. Je déteste ce genre de comportements, que ce soit envers une femme, un enfant ou un homme. Mais voir la personne, censée être intimidée, se défendre de la sorte, droite, forte, vindicative et virulente, est une belle démonstration.
Evidemment je ne pige pas un traite mots de son discours. Mon allemand est resté sur les bancs du collège. On ne va pas s’étendre sur mon niveau. Les langues germaniques ne sont pas mon fort. L’anglais a toujours fait tombé cette barrière. Mais le plus drôle c’est le regard de cet homme, et aussi des japonais autour de nous. C’est certain qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre ce type de langue. J4aurai presqu’envie de rire, si la situation n’était pas malsaine. Et l’évident stress de Karin ne me laisse pas tergiverser plus. Je me lève de toute ma carrure imposante. J’appuie sur l’épaule du mec pour le rassoir de force alors qu’il tentait de se lever pour continuer son harcèlement. D’un ton calme, mais sec et autoritaire, je le rappelle à l’ordre

- Cette demoiselle n’a aucune envie de vous sentir de si près. Soyez correct et retournez voir vos amis !


"Héééé ! Le bouffon à la cape je t’ai rien demandé ! Dégage de mon champs de vision ! J'adore les nanas coriaces !"

Je vois rouge. Mon regard le fusille sur place. Je fais le tour de la table en faisant signe à Hiroshi que j’embauche régulièrement pour faire le service d’ordre lors de ces soirées animées.
Je glisse un sourire et un regard rassurant à Karin.

- Ne t’inquiètes pas, je m’occupe de lui.

Me tournant vers l’individu, je le toise de toute ma hauteur. L’intérêt de ma carrure dans ce pays, c’est que les japonais atteignent rarement ma taille. Ça intimide et ça aide dans mon métier face à ce genre de poivrot.
Bon j’avoue que la colère en allemand (c’est de l’allemand, hein ?) de la chanteuse a déjà bien assommé le gars. Le ton est naturellement rauque et guttural. Même dans la voix d’une jeune femme. C’est assez impressionnant.

Je laisse Hiroshi emmené le mec bourré, en lui expliquant que « le bouffon à la cape » est le patron qui décide ce qu’il veut dans son bar. Un petit sourire sarcastique se dessine sur mon visage. Mais je repose rapidement un regard rassurant sur Karin et ses amies.

- Je suis désolé pour cet importun. Si vous voulez, toi et tes amies, vous pouvez vous installer dans la réserve. C’est étroit, mais il y a des tables aussi, et surtout personne d’autre que le personnel n’y a accès !

Je tends le bras vers la porte derrière le bar marqué de l’inscription « service only ».

Si je n’avais pas conscience de la colère que le poivrot a généré en Karin, j’en aurai presque rit de la manière dont elle l’a remis à sa place. J’avoue que gueuler en allemand ce n’est pas courant ici. Ça a fait son effet. Mais je ne suis pas du genre à ignorer l’émoi que ce genre de comportement malsain peut provoquer en une personne agressée. Malheureusement les mecs éméchés font partis du métier, surtout dans ces soirées. Mais c’est aussi pour ça que je prévois toujours un service d’ordre.
Une fois le mec à la porte, Karin vient s’excuser et je suis sidéré.

- Mais c’est normal de te défendre ! Il y a de quoi bouillir. Et j’avoue qu’une telle réplique dans ta langue, c’est assez puissant. Ça fait son effet !

L’incident clos, je propose au groupe de s’installer dans notre réserve, plus calme et à l’abri des malotrus. Ce qui semble ravir le groupe. La tranquillité reste un besoin précieux à chaque humain. Je ne peux m’empêcher de sourire à la remarque de la leader sur les « clients qui payent ».

- Ne t’inquiète pas pour ça, le commerce marche bien. Et puis vous êtes en grosse partie la raison de la belle fréquentation de l’Arcadia ce soir !

Un petit clin d’œil, un sourire. J’espère que Karin s’apaise et se sent mieux. J’indique d’un signe à mon barman de guider tout le monde vers la table en réserve. Mais Karin ne nous suit pas, voulant se chausser. En même temps, le sol doit finir par être froid mais surtout poisseux. Dans ce type d’endroit, les gens n’ont jamais de mal à renverser leur boisson sans se préoccuper que leur voisin en prenne un peu pour lui ou que le sol demande un nettoyage.
Je laisse la demoiselle s’éloigner, le temps d’installer tout le monde. Puis je la rejoins.

- Ça va ? Pas trop contrariée ? Je suis désolé pour cet importun.

Histoire de ne pas la surplombée de trop, je m’assois à ses côtés, glissant ma cape autour de moi. Reportant mon regard sur Karin, je lui souris et reviens sur notre conversation interrompue.

- Tu sais, je n’ai pas eu le temps de répondre à tes propos sur ton habit et ton statut de sorcière. J’imagine que tu dois te confronter régulièrement au scepticisme des gens un peu trop cartésiens. Je ne vais pas te dire que je comprends tout. Mais je suis italien. Ma « nonna » est une grenouille de bénitier. Je t’avoue que je ne suis pas véritablement croyant. Je respecte les traditions et les croyances de chacun tout de même. Mais ma « nonna » avait un don assez particulier. Elle avait un rapport à la nature assez particulier et exceptionnel. Et je crois que c’est à elle que je dois ma conviction de devoir respecter notre chère planète. Même si elle demandait toujours la bénédiction de son tout puissant, elle nous a toujours soigné par ses remèdes de grand-mère issus des plantes et animaux. Et c’était efficace. Et elle m’a appris à prendre soin de chaque être vivant. Elle passe souvent pour la « farfelue » de la famille et de son village, mais elle est respectée et je l’adore. Je n’ai surement aucune idée de ce que tu entends par être une sorcière, mais je le respecte. Je tenais à te le dire.

Je me racle la gorge, un peu ému. Et puis mon débit de parole a oublié la respiration. Il faut dire que le manque de ma famille me pèse un peu ces temps-ci, mais aussi que j’évoque peu cet aspect de ma vie.

- Tu reviens ici, quand tu veux, dans la tenue que tu veux !

L’ambiance a pris un coup dans l’aile avec ce poivrot mal embouché. Je m’assure que le groupe sera bien installé et je rejoins Karin. Je pense qu’elle veut s’isoler un peu pour récupérer. Remettre ses chaussures étant sûrement vrai, mais l’opportunité d’être un peu au calme pour s’apaiser. J’hésite un peu, mais je l’aime bien et veut m’assurer que ça va aller. Et puis notre conversation a été interrompue alors qu’elle m’intéressait vraiment. Ce n’est pas tous les jours, depuis que je vis au Japon, que je peux discuter sorcellerie et bienfait de la nature, même si mon fer de lance dans mon bar est de sensibiliser la population à la préservation de la nature.

M’inquiétant auprès de Karin, je m’assois devant elle pour ne pas la surplombée. J’adore l’image de nous deux assis en face à face avec nos capes. Un repère étrange pour un œil extérieur, mais apaisant et identitaire pour nous deux, je crois. La chanteuse me rassure un peu sur son état. Normal qu’une telle agression secoue et que toute la tension cumulée ce soir lui pèse maintenant en fatigue. Je m’empresse alors de parler d’autre chose. Et surtout je reviens sur son explication à propos de son état de sorcière. J’avais vraiment envie d’en parler. Ça me rappelle ma grand-mère, elle me manque. Il faudra d’ailleurs que je l’appelle et lui envoie un petit présent d’ici ainsi que des photos de mon bar. C’est ma fierté, construit de mes mains.

Mon côté italien reste ancré en moi. Quand j’évoque ma famille, mes repères, je suis un moulin à paroles. Karin m’écoute. Et je suis convaincue qu’elle est attentive. Je ne sais pas si elle me prend pour un illuminé ou un bien-pensant qui veut se la jouer pour la séduire. J’espère de tout mon cœur qu’elle me voit tel que je suis : sincère, touché, curieux et heureux de discuter avec elle.
Et sa réponse est tellement parfaite, que j’en souris à m’en décrocher les oreilles. J’acquiesce de la tête à ces propos. Elle a vraiment une bonne analyse de l’histoire de mon pays et la vision de la sorcellerie selon Nonna. Et elle saisit ma main. Je la serre.

- Ma grand-mère t’adorerai ! Et si un jour tu viens en Italie, dis-le moi je te donnerai son adresse. Tu parles comme elle. Et ces croyances quelques soient leur origine, je suis d’accord sur le fait que la nature et le cycle de la vie sont au cœur de tout. C’est un peu ce que j’essaye de transmettre ici. A ma façon. Avec mes moyens.

Un petit silence s’installe. Je me tais. Je commence à croire que Karin est de ces personnes qui s’isolent dans leurs pensées instantanément, juste pour trouver un apaisement qui les aide à poursuivre leur journée. Cela m’arrive de temps en temps. Mais c’est devenu rare avec mes journées intenses. Et ce n’est pas non plus un besoin vital pour moi. J’ai ma sensibilité. Mais celle de chacun est différent. Karin a peut-être besoin de se poser intérieurement pour poursuivre la conversation. Ou peut-être qu’elle est de ces rêveurs qui se déconnectent de la réalité sans prévenir. Ça me fait toujours drôle, mais sourire d’affection aussi : car la vie sans rêvasser n’est pas très amusante.

Alors j’attends, caressant doucement le dos de sa main avec mon pouce, comme pour lui dire « je suis là, je ne bouge pas, je te comprends, prends ton temps ».
Et elle revient à elle (façon de parler) en évoquant sa maman, sa forêt, ses émotions, son ressenti dans la nature. Son discours est une sorte de magie pour moi. Magie de l’âme ! Et ça l’émeut au point d’en essuyer une larme. Je resserre un peu ma main sur la sienne. Et je ris tout doux à sa conclusion. Deux andouilles émues, c’est pas si mal non ?

- Toutes les fins de soirées sont différentes. Tu es très touchante. Et tu transmets une telle énergie quand tu parles de ta forêt et ton moi profond de sorcière que je crois que je pourrais t’écouter des heures. Tu décris très bien les relations de l’homme à la Terre-mère. Tu as déjà été au Mont Wakakusa ? Il y a plein de variétés de fleurs, ça devrait te plaire. J’aime l’endroit c’est reposant et en même temps tu surplombes la ville ça te donne une sensation de puissance. J’aime courir là-bas ça me ressource !

Je me lève en gardant sa main et l’invite à faire de même.

- Quelle fin de soirée te plairait ? Danser avec moi ? Retourner boire et papoter avec tes amies ? Je peux même te faire un de mes cocktails tout en couleur, si tu aimes ça, avec ou sans alcool, j’aime les couleurs et les mélanges des goûts. Toi, je te verrai bien avec un peu de fraises pour la gaité, de l’abricot pour la douceur, un zeste de citron et de gingembre pour l’énergie et la pétillance de ton être !

Je la fais tournoyer comme si nous dansions réellement. Quelque part c’est un peu le cas.

- Ton pays te manque, non ? Le mien beaucoup. J’espère que je pourrais y passer quelques semaines de vacances l’été prochain. Tu y retournes un peu dans ta forêt noire ?  

J’avais un peu peur que Karin se renferme après l’incident. Je le comprendrais, car ce n’est pas le genre d’attention qui laisse indifférent. Et sa colère est entièrement justifiée. Néanmoins je trouverais cela trop triste de finir une belle soirée sur une note négative. Le concert était franchement à la hauteur de mes espérances et le public, mes clients, semble conquis par ce groupe de demoiselles. Elles ont leur univers et c’est ce qui me plait le plus. J’aime les gens qui assument leurs envies et leur moi profond. Et c’est ce que j’ai découvert en discutant avec elles, surtout Karin. Je n’imaginais pas au premier abord que leurs image et scénique allait au-delà de leur musique. Pourtant c’est le cas, et je crois que je suis encore plus fan de ces nanas pour ça !

C’est pourquoi je me décide à rejoindre Karin près l’arrière scène, où elle s’emploie à enfiler ses chaussures. Je reviens sur le sujet des sorcières et lui évoque mon pays natal, ma grand-mère et ce qu’elle m’a transmis.
Je lui parle même du Mont Wakakusa qui se trouve ici et regorge d’une flore variée.

- J’essaie d’y aller une fois par semaine. Souvent un de mes joggings m’y amène. C’est un endroit serein et apaisant pour moi. Le temps des floraisons approche. C’est en effet ces prochaines semaines que tu y verras les plus belles couleurs. En tout cas, c’est ce que mes clients m’ont conseillé. Je ne suis là que depuis cet été, et cette saison était déjà un vrai panel de couleurs et senteurs qui m’a ravi. Mais c’est surtout le printemps qui est, semble-t-il remarquable sur ces collines. Donc j’espère voir cette année ces dégradés de couleurs dont on me parle sans cesse.

Voulant détendre l’atmosphère et la ramener une note joyeuse et festive, j’invite la jeune femme à quelques pas de danse. Et c’est aussi un moyen pour la mettre plus à l’aise. Je l’espère…
Et ses paroles me réchauffent le cœur.

- Moi non plus je ne souhaite plus lâcher ta main. La vie est une danse, Karin, il ne faut jamais s’arrêter de danser !

Mon sourire est sincère et généreux. Je me sens heureux avec cette jeune femme. Elle sort de l’ordinaire. Et il y a peu de personnes dans cette ville qui m’ont amené à leur parler de ma grand-mère. C’est un élément notable et important à mes yeux. Je la fais tourner et évoluer avec un grand plaisir, d’autant qu’elle me suit aisément avec grâce.
Et ce moment unique éveille mes sens et ma créativité. Aucun doute que demain je passerai un moment au bar pour créer un ou deux nouveaux cocktails maison.
Mais je ramène vite mon attention sur ma partenaire de danse. Ayant envie d’en apprendre le plus possible sur elle, je l’interroge sur son pays. Moi-même nostalgique ces temps-ci, ce sujet me parle particulièrement. Mais son regard m’indique une émotion intense à continuer sur le sujet. Et ses mots concernant le prix des billets m’interpellent. Je le sais et c’est vraiment un budget à anticiper en effet. Je souris quand je l’entends me retourner ses inquiétudes et son émotion par des questions qui me touchent également.

- Je crois profondément que les changements font parties de la vie. Mais oui j’appréhende de découvrir les évolutions de mon quartier, des rues et batiments que j’ai connu par le passé. Je n’aime vraiment pas quand le béton prend trop la place à la nature. Que cela soit une forêt ou la plage, c’est pareil. L’évolution au détriment du bien-être de la Terre n’est pas une évolution, mais une dégradation. Sauf que l’homme ne vit qu’à sa petite échelle en dizaine d’années. Et c’est malheureux.

La musique ambiante changeant de rythme, je m’arrête tout en gardant Karin dans mes bras. Mon regard plongé dans le sien, je laisse mes souvenirs et mon affection monter à la surface.

- Le plus dur pour moi c’est de voir mes proches changer. Ma petite sœur est devenue une véritable femme en quelques mois. On est très proche et nous parlons toutes les semaines. Mais c’est dur qu’elle soit si loin et que je ne puisse réellement faire partie de son quotidien. J’ai l’impression de ne pas être là pour la protéger comme il se doit de mon rôle de grand-frère. Et puis mes parents et grands-parents vieillissent. Personne n’est éternel. Je crois que ma plus grosse peur est de rentrer au pays pour un enterrement. On dit toujours qu’on revoit plus facilement la famille, « grâce » aux décès, plutôt que de se donne vraiment la peine d’aller les voir de leur vivant. Je n’ai jamais vécu ainsi. Mais aujourd’hui l’éloignement fait que je comprends que la vie s’écoule et nous éloigne malgré nous.

Je lui offre un sourire plus large.

- Depuis combien de temps, tu n’y es pas retourné ? Tu sais, je crois qu’avec ou sans toi, les choses changent de toute façon. Et qu’elles évoluent que tu le veuilles ou non. Mais je suis aussi convaincu que chacun amène sa pierre, si petite soit-elle, à l’édifice. Si, quand tu y retourneras, ce que tu y trouves ne te plais pas, je n’ai aucun doute que tu sauras le dire et faire en sorte de modifier les choses pour les rendre plus vraies avec ton moi profond. Le plus important c’est toi. Ce que tu as dans le cœur. Ça c’est ton âme, ton être, ton essence de vie. Même si elle puise ses racines dans ta région natale ou d’enfance, elle suit son propre chemin aujourd’hui. Tant que ton âme est le reflet du vrai toi, tu n’as pas à avoir peur de ce que tu trouveras à ton retour là-bas.

Bien que la musique ne s’y prête pas, en douceur, je fais tournoyer Karin deux fois.


- Vis l’instant présent ! Préserve ton passé, mais ne l’empêche pas d’évoluer. Prépare ton avenir pour qu’il corresponde à qui tu es au fond de toi. Le reste se fera comme il doit se faire. Crois-tu en la destinée, Karin ? Ce n’est pas mon fort ce genre de croyance. Mais l’expérience m’a appris que tu rencontres toujours des personnes, bonnes ou mauvaises, afin qu’elles te fassent grandir en toi-même. Ce n’est pas toujours facile à croire ou appréhender. Et je conçois qu’on rejette cette idée. Mais par exemple, je me dis que sans l’agression que j’ai subie, la convalescence, ma reprise d’étude et tout ce qui en découle, je n’aurai jamais fait ta connaissance. Et cela aurait été vraiment dommage de passer à côté d’une telle rencontre, non ?

Je ne sais plus très bien si j'ai envie que cette soirée s'éternise ou si à l'inverse j'ai envie qu'elle se finisse pour de bon. Ni l'un ni l'autre, les deux en même temps. J'apprécie la compagnie de Vince, mais il est devenu quelque peu volubile... enfin, ce n'est pas ça le problème. Moi aussi, j'aime les gens passionnés qui racontent, quel que soit ce qu'ils racontent. Peut-être que ce sont les sujets évoqués.

"Ça a l'air magnifique en effet ! Il faudra m'emmener voir un jour alors ! Bon par contre ne compte pas sur moi pour aller faire du jogging au petit matin ! J'aime la nature et tout ça, mais y a des limites quand même..."

Malgré tout, l'idée de devoir me retrouver à courir le matin me fait rire. Franchement, il manquerait plus que ça ! Je pratique un peu de sport de combat, quelques pompes en tournée, histoire de, mais alors l'idée d'aller courir... c'est une bien une activité sportive dont je n'ai jamais vraiment compris l'intérêt.

Danser avec Vince est agréable. Je ne pense pas être spécialement douée pour ça, surtout que bon, les rangers, c'est pas vraiment des chaussons de danse... Mais j'arrive à suivre, et le moment est agréable. Il y avait un moment que je n'avais pas senti la chaleur d'un homme contre moi. Enfin, la chaleur d'un homme que j'avais envie d'avoir contre moi s'entend. Le métro et les ivrognes des bars ça compte pas.

Mais la mélancolie revient vite. Je crois qu'il n'a pas vraiment compris ce qui m'inquiétait. Enfin, pour le coup, je peux difficilement l'en blâmer. Je ne le lui ai pas dit. Ça m'amuse amèrement qu'on m'explique que les choses changent, même sans moi. Ça, il y a longtemps que je l'ai compris... La question n'est pas vraiment là... Il y a des changements plus profonds que du béton. Même si je partage complètement son avis à ce sujet, le béton, c'est déjà un changement intolérable. J'aurais bien répondu, mais pour le coup, on ne l'arrête plus.

Je me mords un peu la lèvre, sans doute me raidis un peu, quand il parle d'enterrement qui rapproche... personnellement c'est justement un enterrement qui m'a fait partir. Loin. À l'autre bout du monde. Sans regarder en arrière. Et sans doute que c'est pour ça aussi, plus encore que pour le prix du billet, que je ne suis toujours pas retournée en Allemagne. Oui, le monde change, qu'on le veuille ou non. Mais celui-ci était trop grand. Trop gros. Trop inéluctable. Il n'y a pas de retour en arrière possible. Je ne reverrai jamais mon amie. Si je retourne là-bas, elle ne sera pas là pour m'accueillir, comme elle avait pu me le promettre. Si je retourne là-bas, ce n'est pas elle que je retrouverai, seulement la culpabilité : est-ce que l'histoire aurait été différente si j'avais parlé ? Si je n'avais pas respecté ma promesse et que j'avais parlé, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Je ne sais pas si je crois au destin. Peut-être que ça devait effectivement arriver, peu importe quand. Et c'est une pensée presque plus insupportable.

Pour le coup, j'ai complètement arrêté de danser et me suis figée. Tête baissée, les yeux dans le vague, sans pour autant lâcher sa main. Pas très bien sûre de comment continuer cette conversation. Je n'ai clairement pas envie de parler de ça. Pas là, pas maintenant. Et certainement pas à un mec que je connais depuis quelques heures et dont dépendent de potentiels futurs revenus du groupe !

Aller ! On se reprend, on se ressaisit ! Juste le temps de retrouver ma respiration, de reprendre contact à la terre, sentir le sol sous mes pieds, sentir l'air autour... et revenir. Je relève la tête, un sourire, sans doute un peu maladroit et pas complètement à l'aise sur le visage.

"Je ne sais pas si je crois au destin, mais c'est vrai que si je n'étais jamais venue au Japon, je n'aurais sans doute jamais découvert la musique. Ça aurait été une sacrée perte au final ! Et je n'aurais sans doute jamais rencontré les filles non plus... là aussi, quelle tristesse ça aurait été. De toute façon, ça ne sert à rien de pleurer sur ce qui aurait pu être, tu ne crois pas ?"

Le sourire se fait plus franc. Le malaise est passé, les images se sont refoulées dans le fond de ma tête. La soirée peut reprendre son cours ! Et heureusement, car malgré tout, il y a des déclarations qui ne peuvent pas vous laisser de glace !

"Par contre, tu disais que tu avais été agressé ? Qu'est-ce qui t'es arrivé pour que ta vie change comme ça du tout au tout ? Enfin, si tu as envie d'en parler bien sûr. Sinon on peut juste boire des cocktails. Dans tous les cas, je ne sais pas trop quelles ont été les étapes de ton voyage, mais je suis ravie de partager celle-ci avec toi !"

J’écoute beaucoup les gens, surtout mes clients. Mais parfois je me transforme en pipelette. C’est sûrement dans mes gènes. En général, c’est ma peur de perdre l’attention d’une personne qui me tient à cœur, une personne que j’aurai blessée ou que la situation pourrait avoir contrarié. Et c’est un peu le cas actuellement. Ajoutez à cela que Karin aborde un sujet qui me touche au plus profond de mon cœur, et me voilà parti dans des réflexions philosophiques. La nostalgie de mon pays, qui est assez intense ces temps-ci dans mon âme, ne fait qu’accentuer mon sentiment d’urgence et donc mon bagou. Mais ce ne sont pas des paroles en l’air ou pour meubler. Je ne dis que ce que je ressens, ce dont je suis vraiment persuadé.

Je souris, émettant même un petit rire, quand Karin m’informe ne pas être une adepte du jogging. Je ne lui en veux pas. Elle n’est pas un cas unique dans mon entourage. Et puis ce sport n’est qu’un moyen d’entretenir mon corps. Si je pouvais pratiquer l’escrime chaque jour pendant des heures, je crois que ces derniers temps je le ferai, un peu comme au bon vieux temps !  J’avoue que c’est aussi une façon de me vider la tête, mais je conçois que cela ne marche pas pour tout le monde. Et au final, c’est plus une pause spirituelle où personne ne m’interrompt et où je peux réfléchir tranquillement à ce que je dois gérer. Même si j’aime avoir de la compagnie pour courir, ces moments de solitude sont aussi précieux.

L’instant d’après nous basculons tous les deux dans une danse de la nostalgie et la hantise de découvrir notre univers d’enfance différent. Ce n’est pas un sujet facile à évoquer. L’émotion m’étreint dans chacune de mes phrases. Mais je suis d’un naturel optimiste et serein. Je crois profondément qu’un changement à une raison, même si certains sont négatifs, d’autres sont positifs — si ce n’est immédiatement, ça l’est des années plus tard. Quoiqu’il en soit cela reste une évolution difficile à admettre et à gérer émotionnellement. Je comprends l’appréhension de Karin, même si la mienne est sûrement toute autre. Peut-être que là-bas la musicienne n’a pas, comme moi, une ancre familiale et affective toujours présente et active. Peut-être qu’elle y a des fantômes difficiles à affronter. Peut-être… Des milliers de peut-être sont possibles. Mais il n’est pas de bons tons que je l’interroge plus que ce soir à ce sujet. Nous faisons à peine connaissance, et nous en avons appris déjà beaucoup en une soirée. Beaucoup plus que la normale, je troue. En tout cas, je n’en livre pas souvent autant sur moi, surtout sur l’envers du décor, sur le backstage du personnage que je joue chaque soir.

Mes propos finissent par atteindre profondément ma partenaire de danse. Elle se fige, s’arrête de suivre mes pas. Je sens bien que j’ai peut-être trop déblatérer, ou été trop loin dans la réflexion. Son cœur est meurtri ou en panique. Alors je ne bouge pas. D’ordinaire, je dirai quelques mots pour la rassurer. Mais après ma diatribe, je crois que le silence serait plus sain pour que Karin retrouve son calme. Et ça semble faire son effet. Je l’observe. Son regard est perdu dans un lointain où je ne pense pas pouvoir l’y aider. Mais peu à peu, elle revient vers moi. L’étincelle dans son regard, puis son sourire, discret, hésitant, mais volontaire, me le démontre. Je lui retourne son sourire en la choyant d’un regard tendre. Puis elle retrouve ses mots. Je suis surpris d’apprendre qu’avant sa venue au Japon elle ne pratiquait pas sa musique. Ça ne fait donc pas des années qu’elle joue et chante. Pourtant elle a une maitrise de la scène impressionnante. Sûrement que cela est dû à sa conviction d’incarner un personnage au-delà d’un simple rôle scénique. Elle est elle-même. Il n’y a rien de mieux pour se sentir libre et vivant, j’en sais quelque chose.

J’acquiesce avec un immense sourire sur ces derniers mots formant une question, sûrement rhétorique, mais dont je trouve important de marquer mon approbation.

- Oui, il vaut mieux regarder devant en ayant conscience du passé, plutôt que toujours garder son regard en arrière. Avancer coûte que coûte. Cela a toujours été ma devise, même si ça n’implique pas d’écraser tout le monde pour atteindre mon but.

Je lui adresse un clin d’œil complice. Je la sens plus sereine qu’il y a quelques instants. Et cela se confirme quand elle saisit la balle au bond pour m’interroge sur les raisons de mon œil blessé. Ça ne me gêne pas d’en parler. Je ne rentre pas non plus dans des détails intimistes la plupart du temps. Mais je n’ai rien à cacher.

- Moi aussi je suis ravi de cette belle rencontre. Viens ! Retournons au bar et je te prépare un cocktail maison en te racontant ce morceau de ma vie ! Quel alcool préfères-tu ? A moins que tu ne préfères sans alcool ?

Ma dernière question est limite une boutade, car je ne pense pas que la demoiselle soit du genre à se modérer, même si je ne pousse jamais personne à la consommation. Passant derrière le bar, je l’invite à prendre place sur un siège, libéré à l’instant.

- Installe-toi Karin !

Mon serveur rigole et me donne un coup d’épaule complice.

- Faites-gaffe, mademoiselle. Quand Vince se lance dans la réalisation d’un cocktail, il fascine et captive !

A mon tour, je ris tout en saisissant un shaker et un verre.

- Ne l’écoute pas ! Je ne suis pas un séducteur. J’adore juste inventer et réaliser des cocktails !

Mon pote retourne servir les clients qui attendent. Je vois bien que certains m’observent et je leur sers un grand sourire. Cela fait partie du jeu et du show. Et je ne peux nier, aimer cela. Me donner en spectacle n’est vraiment mon truc, mais pour faire les cocktails c’est vraiment devenu un amusement. Et si ça fait revenir la clientèle, pourquoi pas !

Attrapant un peu de jus par-ci, de sirop par-là, je compose le cocktail de Karin tout en lui racontant mon accident comme promis.

- Ça remonte à plus de huit ans maintenant ! Ma meilleure amie était en couple avec un « pote », également escrimeur de haut-niveau. Mais j’ai découvert qu’il n’était pas un mec bien avec elle. Il la frappait et l’enfermait dans une relation de pouvoir sur elle. Un jour, j’ai débarqué chez eux pour la sortir de là. Bon j’avais aussi l’intention de lui avouer mes sentiments pour elle. Je ne suis pas le plus douée du monde pour avouer à une fille que je l’aime. Bref, la dispute a dégénéré car Carlo était vraiment un violent au fond de ses tripes. La compétition ne faisait que canaliser une colère sous-jacente en lui. Il a attrapé un sabre de compétition et dans un geste complètement désordonné il m’a coupé de la joue à l’œil. La lame a entaillé l’œil. Je te passe les détails techniques médicaux. Disons que Carlo s’est barré, et mon amie a bien réagit en m’allongeant immédiatement avant d’appeler les urgences. Cela a sauvé mon œil. Mais je ne vois pas grand-chose, rien dans les endroits sombres comme ici. Disons que le bandeau fait aujourd’hui parti de mon personnage, mais il est surtout là pour protéger mon œil des variations de lumière et des fortes luminosités. Ça m’évite de porter des lunettes solaires en continu. Mais c’est aussi un moyen de moins effrayer les gens. La cicatrice est impressionnante. Je la montre sans souci. Mais je ne suis pas là pour faire le monstre de foire ou effrayer les braves gens.

Reprenant mon souffle, je pose mon cocktail terminé devant la demoiselle.

- Voilà Miss ! J’espère que ça te plaira ! D’autres questions sur le sujet ?

J’ai tendance à raconter cette histoire d’une traite, sans prendre le temps de souffler. C’est un peu comme une récitation d’automate. Même si j’ai avancé depuis cet incident, mes sentiments pour Emma reste difficile à gérer. Je suis bien incapable aujourd’hui de les identifier. Mais elle me manque. Cela fait maintenant 3 ans sans la revoir, même si son frère me donne de ses nouvelles de temps en temps et que je suis heureux de la savoir mieux, cela ne compense pas le manque et la nostalgie de ce que ma relation avec elle aurait pu être si j’avais su lui exprimer mes sentiments dès le départ.

Je crois qu'on arrive au bout des montagnes russes. Il était temps ! Ce dernier looping était particulièrement corsé... très honnêtement, je m'en serais bien passé ! Mais j'ai enfin l'impression d'être revenue sur la terre ferme, en terrain plus sûr, moins accidenté, moins risqué. J'espère que la conversation va reprendre un cours normal. Je n'ai pas envie de répondre à la moindre question. Pas envie de parler de tout ça. Heureusement, Vince s'en rend compte. J'espère ne pas être restée coincée là-bas trop longtemps...

Dans tous les cas, il ne m'en tient pas rigueur. Ce qui est plutôt agréable. Je ne sais pas très bien pourquoi il parle de ne pas écraser les autres. Ça n'avait pas vraiment été le sujet. Peut-être a-t-il eu peur que je le prenne pour une brute épaisse ? Quelque chose comme ça. Ou pour apporter un peu de nuance, je ne sais pas.

Il semble s'illuminer d'un coup à l'idée de retourner au bar et préparer de quoi boire. Et après tout, pourquoi pas ! Avec tout ça, je ne sais même pas si j'ai fini ma bière tiens ! Je ne suis pas une habituée des cocktails, ça coûte toujours excessivement cher ! C'est peut-être l'occasion de goûter !

"Allons y oui. Je crois que je préfère... la vodka tiens. Ça fait longtemps que je n'en ai pas bu ceci dit !"

Et la dernière fois que j'en ai bu, on a fait des shots, alors autant dire qu'on n'a pas vraiment eu le temps de se rendre compte du goût qu'elle avait. Ou si... des shots parfumés. Un mètre de vodka... des goûts artificiels plus ou moins bizarres. Avec des couleurs absolument absurdes pour de l'alcool de patate ! Mais ça avait été une bonne soirée. Il faudrait qu'on prenne le temps de refaire ça tiens.

Je suis donc bien tranquillement Vince, retour dans le bar. Je m'asssois bien tranquillement sur un des tabourets tandis que lui reprend sa place au sein de son décorum, tel le maître en son domaine. C'est assez intéressant à voir, on le sent moins gauche, plus sûr de lui. C'est subtil mais intéressant à noter. Enfin si tant est que son barman ne soit pas venu en rajouter une couche... pour le coup ça casse un peu l'effet. Mais ça renforce bien l'idée du maître en son domaine : les serviteurs sont prêts à agir en cas de besoin ! Je me contente de lui sourire gentiment. Après tout, rien de méchant. On devine même une pointe d'admiration. Et de toute façon j'ai soif ! Et après tout, s'il y a un spectacle à observer, je suis preneuse. C'est assez intéressant d'envisager que les rôles puissent s'inverser !

Je l'écoute raconter tout en observant. Il est vrai que le ballet des couleurs est assez chouette. Moi qui me contente de verser la bière dans la bouteille, on est bien au delà de mon niveau ! Du coup j'apprécie. C'est une drôle d'histoire... débitée de façon presque mécanique, enfin, une mécanique de quelqu'un habitué à socialiser. Une mécanique fluide, qui coule toute seule. Mais une mécanique quand même. Comme quelqu'un qui aurait répété et répété encore et encore le même discours. Je regrette presque d'avoir posé la question tant j'ai l'impression que le détachement est feint... peut-être que c'est aussi un moyen de défense après tout ? Je ne pense pas du tout qu'il y ait la moindre volonté de m'impressionner. Non. Il doit simplement être habitué à la question... C'est à peine s'il respire ! Il va finir inanimé sous son bar.

Il arrive finalement au bout me tendant mon verre.

"Merci ! Tu trinques avec moi peut-être ? Sinon je vais vraiment avoir l'impression d'être de ces soiffards qui picolent dès 9h du matin !"

Ça m'amuse un peu, je ne suis pas sûre que boire avec le patron atténue cette impression ! Mais j'ai justement bien envie de boire avec le patron !

"Tu n'en as pas marre de toujours répondre à ces questions ? Désolée du coup si c'était maladroit ! Sur le moment je n'ai pas réfléchi, mais c'est vrai qu'on doit souvent te la poser... mes excuses, je ne voulais pas retourner le couteau dans la plaie !"

Finalement, en y réfléchissant, il y a peut-être une question que je pourrais poser.

"Ha si. Mais du coup ton cache-oeil ne brûle pas trop à frotter sur la cicatrice ? En quel matière il est ? C'est toi qui l'a fait ? Je dois en faire pour le clip d'un groupe, je cherche des patrons. Je n'ai pas encore eu le temps de me poser pour chercher un peu comment faire. Alors avoir des retours de quelqu'un qui s'en sert régulièrement et pas juste trois heures dans un clip ça serait top ! Des choses que je dois savoir avant de me lancer là-dedans ?"

Finalement j’ai bien fait d’entraîner Karin au bar pour lui préparer un cocktail. Elle me semble plus détendue, moins dans les vapes. Sûrement qu’évoquer tous ces souvenirs a remué autant d’émotions que pour moi. Revenir à des choses plus légères pour elle porte ses fruits. Même si elle aborde un sujet moins léger pour moi, je n’ai pas de soucis à expliquer les raisons de mon œil borgne. En soi, évoquer une agression n’a rien de facile, même en mots simples et rapides. Mais depuis le temps, je commence à être habitué à ces questions. Et puis la plupart du temps elles ne viennent pas d’une curiosité malsaine, juste de vouloir comprendre comment on arrive à vivre ainsi. Des fois j’ai juste envie de crier « comment un manchot vit sans son bras ? Bah il doit faire avec ce que la vie lui a offert et repris, ou mourir. » Sauf que mourir n’a jamais été une option pour moi et ne le sera jamais. Voyez-y, si vous voulez, mon éducation chrétienne. J’y vois juste l’idée que si je suis venue sur terre, ce n’est pas pour la quitter d’une manière aussi lâche.

Exécutant la réalisation du cocktail pour Karin avec mon aisance habituelle et mon énergie joyeuse, je lui raconte en quelques mots l’histoire de ce bandeau qui décore mon visage chaque jour. Lui offrant alors son verre, elle veut que je l’accompagne. D’un grand sourire, j’acquiesce et me prépare un de mes cocktails création personnelle. Et je ris. Marre de répondre ?

- Il n’y a pas de mal Karin ! J’ai l’habitude. Je ne me formalise pas de la curiosité des gens, tant qu’elle ne devient pas malsaine ou trop intrusive.

Je lui accorde que le débit avec lequel je raconte mon histoire peut faire croire que je suis mal à l’aise. Je ne vais pas dire que j’adore évoquer ça, mais c’est devenu comme une ritournelle. Je ne peux pas prétendre exercer ce métier et éviter les questions des clients. Ça serait incompatible. Ça fait partie du jeu, et ça a le mérite d’entamer les conversations avec les plus timides. J’ai vite appris que la timidité n’empêche pas la curiosité. Et il en faut bien plus pour me contrarier.

Mais la jeune femme maitrise l’art d’étonner son entourage. Ça lui ressemble, à l’image de sa prestation sur scène. S’intéresser à la création du cache-œil et l’inconfort qu’il peut générer à le porter est clairement une rareté notable. Souvent les gens ont plus des questions sur la douleur, la cicatrice ou les difficultés de vision et vivre avec ce déséquilibre visuel. Là, c’est assez original.

J’attrape une petite boite rangée en hauteur. C’est là que j’y garde un ou deux bandeaux de secours au cas où je le salis ou que les coutures lâchent. Je contourne le bar et viens m’assoir à ses côtés.  Je lui donne un de mes cache-œil.

- Prend celui-ci. Il te servira de modèle. Si tu veux, je peux t’envoyer les instructions de couture et le patron. Il suffit que je demande à ma mère. C’est elle qui me les faits. Il n’y a pas vraiment d’irritation de frottement. Ça peut tenir un peu chaud l’été, mais encore une fois, je pense que c’est une question d’habitude. L’intérieur est en coton doux. Maman pourra te dire quel type, je n’y connais pas grand-chose en tissu. Toute ma panoplie de pirate, c’est elle qui l’a faite aussi. Alors si ton clip n’est pas dans les prochaines semaines, elle sera ravie de les faire pour toi. Ah et si tu parles anglais ou italien, elle commence à maitriser skype, elle est capable de t’expliquer en live.

La conversation devient plus légère et nos émotions s’apaisent avec. Et puis le bar se vide petit à petit. Certains piliers de bar sont mis à la porte manu militari quand leur dose d’imprégnation à l’alcool me semble largement dépassée. Moins de monde ça devient moins oppressant, surtout à cette heure tardive. Nous finissons par quitter après avoir réglé la prestation avec un bonus bien mérité et la promesse de renouveler l’expérience. Je ravie de cette soirée, autant pour le business, que pour la rencontre de ce groupe et sa leader très intéressante.
En espérant la revoir très bientôt.